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Hyperstition : une introduction
L’article qui suit est une traduction par Gecko d’une interview de Nick Land menée par Delphi Carstens en 2009 : « Hyperstition : An Introduction ». Publiée originellement sur le blog merliquify, elle est disponible sur Orphan Drift Archive[1]. L’illustration est une œuvre de Hans Ruedi Giger
Né en 1962, Nick Land est un philosophe et écrivain anglais, pionnier de l’« accélérationnisme » et de la « théorie-fiction » avant de se tourner vers le sinofuturisme. Membre fondateur du Cybernetics Culture Research Unit avec Sadie Plant à l’université de Warwick dans les années 1990, ses écrits sont rassemblés en 2011 dans le recueil Fanged Noumena. Il se rapproche ensuite de Curtis Yarvin (Mencius Moldbug) après 2010 et il est reconnu comme influence décisive du Dark Enligthemnent ou mouvement NRx (néoréactionnaire) connu pour ses visées ouvertements racistes, masculinistes et hiérarchistes. Nous ne pouvons évidemment cautionner ses développements postérieurs au CCRU et nous émettons des réserves quant à l’interprétation de ses travaux.
Dans l’entretien qui suit, Nick Land répond à quelques questions sur les mécanismes de l’hyperstition dans le contexte de l’apocalypse.
Question 1 : Je me demande si vous pourriez développer sur ce qui est exactement dissimulé… ce qui sera révélé par l’apocalypse ?
Nick Land : Ce qui est dissimulé (l’Occulte) est une temporalité alien, qui se trahit elle-même au travers des « coïncidences », des « synchronicités » et des autres indications similaires d’un agencement intelligent du destin. Un exemple est le motif cabalistique dissimulé dans les langues ordinaires – un modèle qui ne peut pas émerger sans s'éroder car l’entendement (humain) généralisé et l’utilisation délibérée des groupes de lettres comme unités numériques fermeraient le canal de la « coïncidence » (information alien). Ce n’est que parce que les gens utilisent des mots sans les numériser, qu’ils restent ouverts comme conduits pour autre chose. Dissoudre l'écran qui cache de telles choses (et en les cachant, leur permet de continuer à exister), consiste à fusionner avec la source du signal et liquider le monde.
Q2 : Écrire sur l’apocalypse la chasse t-elle dans l’ombre ou l’encode t-elle plus lourdement… ou est-ce que le fait d’enquêter sur l’apocalypse aide à la décoder et à l’actualiser?
NL : Pour les théistes, le premier. Pour les naturalistes transcendantaux (comme les cybernéticiens hyperstitionnels), le second.
Q3 : Pourriez-vous développer sur « l’effort hyperstitionnel » ? L’hyperstition est un terme clé dans le lexique de ma thèse… Je me demandais si vous pouviez le décomposer dans un langage que les universitaires « ordinaires » (comme mon superviseur !) peuvent comprendre. L’hyperstition est la ossature ou le canal dans lequel tout ce qui est apocalyptique circule, mais qu’est-ce que ça signifie exactement ?
Pourriez-vous le définir ? La façon dont je le saisis à partir de « The Catacomic »[2], c’est qu’il s’agit d’un mème ou d’une idée autour duquel/de laquelle des idées/trajectoires se cristallisent).
NL : L’hyperstition est un circuit de rétroaction positif dont l’un des composants est la culture. On peut la définir comme la (techno-)science des prophéties autoréalisatrices. Les superstitions sont de simples croyances, mais les hyperstitions – en raison même de leur existence en tant qu’idées – fonctionnent dans une relation de cause à effet pour affirmer leur propre réalité. L'économie capitaliste est très sensible aux hyperstitions dans la mesure où la confiance y joue un rôle tonique efficace et inversement[3]. L’idée (fictive) du cyberespace a généré un flux d’engagement qui l’a rapidement converti en réalité technosociale.
Le monothéisme abrahamique est également un moteur hyperstitionnel très puissant. En traitant par exemple Jérusalem comme une ville sainte avec une destinée historique mondiale particulière, il a assuré l’engagement culturel et politique qui a transformé cette affirmation en vérité. L’hyperstition est ainsi capable, dans des circonstances « favorables » dont la nature exacte nécessite une enquête plus approfondie, de transformer des mensonges en vérités. Du côté du sujet, l’hyperstition peut ainsi être comprise comme une complication [complexification] non linéaire de l'épistémologie, fondée sur la sensibilité de l’objet à son postulat (bien que celle-ci soit distincte de la posture subjectiviste ou postmoderne qui dissout la réalité indépendante de l’objet en structures cognitives ou sémiotiques).
Q4+5 : Dans « The Catacomic », vous reliez aussi l’hyperstition aux « Anciens » – les Nommos… ces esprits de l’eau sont-ils les avatars des technologies de communication ? Je suis fascinée par vos références aux Dogon/Vaudou/Chamanisme/magie… Comment ces systèmes occultes archaïques, si fortement codés et dissimulés, se rapportent-ils aux vitesses incommensurables et à l’ultra-modernité qu’impliquent le terme hyperstition?
NL : Il y a dans L’Antre de la folie [In the Mouth of Madness] de John Carpenter une réplique qui correspond (approximativement) à « Je pensais que je l’inventais, mais tout ce temps, ils me disaient quoi écrire » [I thought I was making it up, but all the time they were telling me what to write]. Il s’agit (explicitement) des Anciens, et cette réplique exploite une extraordinaire intensité hyperstitionnelle. Du côté du sujet humain, les « croyances » se condensent de manière hyperstitionnelle en réalités, mais du côté de l’objet hyperstitionné (les Anciens), les intelligences humaines ne sont que de simples incubateurs au travers desquels les intrusions sont dirigées contre la temporalité historique. L’indice ou la suggestion archaïque est un germe ou un catalyseur, rétrodéposé hors du futur sur un chemin que la conscience historique perçoit comme un progrès technologique.
Q6 : L’hyperstition existe-t-elle hors du temps et comment est-elle dissimulée ? C’est fascinant, en particulier en ce qui concerne le mème ‘apocalypse’, qui n’en est pas du tout un. Comment les deux termes sont liés ?
NL : Le temps est pour le temps historique, le moteur de ce qui se trouve en dehors (mais se construit lui-même à travers) ce temps historique. L’apocalypse ferme le circuit.
Q7 : De quelle manière l’hyperstition est rapportée au capitalisme comme champ de force ?
NL : Le capitalisme incarne une dynamique hyperstitionnelle à un niveau d’intensité sans précédent et indépassable, transformant la simple « spéculation » économique en une force historique globale efficiente.
Q8 : Pouvez-vous dire quelque chose au sujet de la fiction – c’est-à-dire l’histoire et la philosophie comme fiction, et la fiction comme intensification de l’actualisation du potentiel historique/scientifique/technologique/sociologique ?
NL : L’hyperstition est équilibrée entre fiction et technologie, et c’est cette tension qui génère l’intensité dans les deux, bien que l’intensité de la fiction doive tout à son potentiel (pour catalyser des « devenirs » hyperstitionnels) plutôt qu'à son actualité (qui se rapporte plus à une simple expressivité humaine).
1) “Hyperstition : An Introduction” : http://www.orphandriftarchive.com/articles/hyperstition-an-introduction/
2) Delphi Carstens semble faire référence à un écrit de Nick Land : « KataϛoniX » mais ce qu’elle évoque revoit plutôt à « Occultures ». Il est possible de les trouver dans Fanged Noumena, collected writings 1987 – 2007, Urbanomic, 2011, pp. 481-491 pour le premier et pp. 545-571 pour le second.
3) Paragraphe traduit de l’allemand par Gilles Darras dans Armen Avanessian.« Accélérer l’université », in. Laurent de Sutter, Accélération !, Presses Universitaires de France, 2016, pp. 236.