Qu’est-ce que la cathédrale ou comment pensent les néoréactionnaires ?
par Gecko
septembre 2020
Cet article présente dans les grandes lignes la notion de cathédrale afin de permettre aux lecteurices de cerner la logique de pensée de la néoréaction et de clarifier notre précédent numéro. Il ne s’agit ni d’être exhaustif, ni d’avancer un contre-argumentaire. Pour une plus ample critique de ses diatribes, nous recommandons les travaux de Slate Star Codex[1].
I. Une question de mots
Mencius Moldbug, pseudonyme de Curtis Yarvis, est considéré comme l’un des chefs de file de la néoréaction (NRx) ou Dark Enlightenment. Il est aussi friand de terminologies informatiques et se plaît ainsi à renommer ses concepts. Par exemple, chez lui le kernel (noyau de système d’exploitation qui sert à démarrer un ordinateur) désigne le système de croyances (narratif) reçu par un individu qui lui permet d’agir en communauté, et le moniteur (les sorties, comme par exemple l’écran) traduit le système transmettant ces croyances[2].
Dans The Cathedral and the Bazaar (1999), Eric Raymond utilise le terme « cathédrale » pour désigner les logiciels propriétaires et les opposer au « bazar » (l’open-source). Les structures hiérarchiques lentes comme Microsoft produisent des logiciels achevés déjà obsolètes à leur mise en circulation, cachant les codes et ne favorisant aucunement leur développement sur le long terme. Face à elles, l’open-source (symbolisé ici par Linux qui reste malgré tout une organisation horizontale et disciplinée) encourage à sortir des logiciels non terminés pour mettre à contribution les talents de l’internet (comme dans le cas de Firefox ou LibreOffice). Le code est public et chacun·e peut contribuer via un logiciel de gestion de versions libres (on peut penser à Bazaar ou à Git, le plus utilisé). Symbolisant ainsi l’inertie et le parasitage, la cathédrale sert chez Moldbug à désigner le Progressisme.
II. Remise en cause de la religion
Le point de départ de la démonstration de Moldbug consiste à critiquer l’usage du mot « religion ». Il explique ne pas pouvoir différencier les systèmes paranormaux et métaphysiques entre eux et ne pas voir l’intérêt du terme si celui-ci n’a pas en lui-même une fonction idéologique. Il propose plusieurs expériences de pensée comme de considérer le nazisme comme une religion ce qui aurait pour conséquence de qualifier la critique des crimes nazis « d’intolérance religieuse » ou le marxisme, ce qui permettrait selon lui de prendre en compte le large enrôlement de l’université par cette doctrine. Prenons une croyance paranormale A et une croyance non-paranormale B véhiculant toutes deux le même enseignement moral « toxique ». La loi de séparation de l’Église et de l’État préviendra la première mais pas la seconde et permettra à une idéologie dangereuse (ici le marxisme) de se diffuser. La définition consensuelle du mot « religion » témoigne d’une vulnérabilité culturelle et doit inciter à évaluer l’ampleur des dégâts[3].
III. Sinistrisme
Au fil de l’histoire les réactionnaires sont toujours considérés comme les perdants : les personnes les plus à droite de notre époque seraient considérées elle-mêmes comme des progressistes il y a n années, et les plus à droite d’il y a n année serait elle-mêmes considéré comme des progressistes il y a n + n années, et ainsi de suite. Si pour les NRx, l’histoire passe pour être une éternelle victoire du progrès c’est en raison d’une domination du récit progressiste qui la réécrit en permanence[4]. On pourrait par exemple attribuer l’augmentation du niveau de vie à la technologie en général ou encore relativiser les améliorations : sommes nous réellement plus en sécurité ? Plus prospères ? En meilleure santé ? Plus heureux ? (la disposition de ces questions rhétoriques a une importance).
IV. Les vices de l’Idéalisme
Moldbug commence par une complainte : les conservateurs seraient toujours qualifiés d’« idéologues » et les progressistes d’« idéalistes » (qui aurait une connotation plus positive). Il définit cette Pensée Idéaliste comme la croyance en des universaux existants indépendamment, des positivités vides de sens mais véhiculant des valeurs perçues comme bénéfiques : environnement ou justice. Pour lui, on peut différencier deux sortes de critiques de la société. Si vous viviez en URSS et dénonciez Staline et le goulag et vous finiriez probablement dans le second par la volonté du premier, tandis que si vous avanciez que Staline est tellement brillant et formidable qu’il faudrait cinq, dix, cent Staline au gouvernement, votre critique vous offrirait un poste de professeur d’université[5]. Les réactionnaires se sentent exclus et estiment que la liberté d’expression des progressistes de nos démocraties équivaut à celle que devait ressentir des catholiques pratiquants et fidèles lors de l’inquisition en Espagne.
L’idéalisme pose problème en soutenant l’immigration et le délitement des valeurs ce qui provoque le chaos[6]. Nous allons proposer une parabole qui résume ce point. Imaginez vivre dans un pays démocratique et libre dénommé Utopia où tout va bien et du jour au lendemain des habitants de Conservia commencent à immigrer chez vous suite à un décret ministériel. Ceux-ci votent à droite, soutiennent des politiques anti-avortement et convertissent massivement la population à leur secte évangéliste. Serait-ce raciste de dire que « vous auriez préféré qu’ils n’immigrent jamais » (alors que la politique d’ouverture est soutenue par un logiciel idéologique progressiste) ? Serait-ce juste pour les natifs utopiens ? (savourez ici l’ironie de la chose défendue par des américains blancs dont le nombre de votes excède largement celui des Premières Nations). Après tout, l’Amérique du Nord a connu une immigration massive d’anglophones dans le cadre d’une politique culturelle et linguistique britannique visant à étouffer le Canada francophone.
Pour les conservateurs, ce qui compte dans l’immigration c’est la prospérité d’un pays : les États-Unis ont une histoire d’immigration allemande, italienne, chinoise, japonaise, mexicaine, des descendants des esclaves africains. Ce qui différencient les premiers des derniers arrivés selon eux est le niveau d’assimilation culturelle et d’intégration à la culture américaine. Si aujourd’hui celle-ci ne fonctionne plus c’est de la faute de la Pensée Idéaliste qui invoque l’impérialisme culturel et la défense des communautés permettant aux mexicains d’avoir des cours en espagnol, aux musulmans de pratiquer leur culte, bref, de diviser la société[7].
V. Syndrome de Fnargl
Imaginez un extraterrestre omnipotent et invulnérable nommé Fnargl qui prendrait le contrôle de la terre. C’est un colonisateur à l’ancienne juste là pour faire de l’argent et qui exploite les populations pour l’or. Invulnérable il laisse la liberté d’expression et décide de prélever une taxe de 20 % sur les transactions en laissant les choses se dérouler. Ce serait selon Mencius Moldbug un gouvernement parfait (ou meilleurs) puisque il n’y aurait ni torture, ni arrestation d’opposants[8].
La parabole repose sur cette « vallée dérageante de la dictature » : l’idée pour les NRx que les pays où il fait le mieux vivre dans le monde sont soit occidentaux soit ceux qui ont été historiquement colonisés pour des motifs purement économiques. Par exemple les Israëliens seraient de très mauvais colons puisqu’ils n’essayent pas de tirer profit des Palestiniens comme un colon anglais l’aurait fait dans les Indes. Voyez la situation de la Palestine ? À quoi est-elle due ? (attention révélation surprenante :) Aux Progressistes qui ont mis dans la tête des Palestiniens des idées comme se révolter, résister à l’oppresseur blanc et qui, en Israël, empêchent le gouvernement de faire comme Fnargl. Cette option impliquerait de la violence mais leur argument repose sur le fait que « un arabe en Israël vit mieux qu’un arabe en Palestine, en Égypte ou en Syrie, etc ».
On retrouve ce deuxième topoï qui se résume à : « If you’re in a hole stop digging » (si vous êtes au fond du trou arrêtez de creuser). Pour les NRx le problème n’est pas tant l’égalité homme-femme dans l’absolu (c’est toujours plus subtile) mais le lobby féministe qui parasite les sciences, encourage les femmes à rompre avec leur maris, à remettre en question le genre et qui conduit tout le monde à être plus malheureux, c’est aussi les décoloniaux qui rabaissent la culture occidentale et soutiennent les forces de la décadence issues de la culture des immigrés.
Le syndrome de Fnargl – magnifiquement illustrée par la branche NRx qui souhaite cloner King James II – est un détour sophistique aussi élémentaire que : « s’il y avait un dictateur résolu et volontaire alors les choses iraient mieux ». Cela serait toujours moins pire en terme de liberté civile que la démocratie. Toute la subtilité du raisonnement repose sur la différence faite entre les « méchantes » dictatures (comme le IIIème Reich), dont ils ne font pas vraiment l’apologie, d’une autocratie abstraite. Pour arrêter d’aggraver les choses il faut restaurer l’unité, schème culturel qui se crée et s’entretient, et pour cela se débarrasser de la démocratie, schème toxique qui subordonne les décisions politiques à la volonté électorale et donc à la tyrannie progressiste.
Ayant milité au sein d’un parti léniniste je retrouve là un noyau argumentatif. L’idée est que pendant la révolution, les équilibres économiques déterminants nos façons de penser et l’ordre du monde s’effondrent donnant à l’avant-garde toute sa liberté d’agir et de (re)construire un monde meilleur. Fnargl permet de passer de « si mes idées étaient au pouvoir tout irait mieux » à « laissez nous diriger ». Ce discours creux cache mal le postulat égocentrique et les fantasmes historiques essentialistes. Lorsqu’on demande quelle époque sert de mètre-étalon pour critiquer la modernité c’est assez vague et le long terme ouvre la voie à des raccourcis massifs, de l’Empire du Milieu à l’Angleterre Victorienne. Les notions sociologiques employées se résument souvent à leurs implications philosophiques et sont dégagées de tout caractère empirique (la réalité du terrain qu’elles qualifient). C’est nécessaire car les arguments sur la religion et la dictature ne peuvent tenir que tant qu’est écarté la dimension socio-historique (voulez-vous vraiment parler de la bureaucratie que génère un État-corporation ?).
VI. Cathédrale et Dessein intelligent
Pour résumer, la cathédrale est une méta-institution dirigeante. Si nous considérons que l’action des agents conduit à la formation des institutions (comme créations spontanées et nécessaires au fonctionnement de la société) alors ces institutions ont le même rapport aux méta-institutions que les agents avec elles. Ces méta-institutions sont la superstructure religieuse de la société (au sens NRx du terme). Elles définissent le narratif qui permet aux individus de créer des liens (notamment au passé) et d’établir des rapports (temporels). Pour les NRx, la superstructure actuelle est issue des Lumières : Progressisme ou Pensée Idéaliste. Elle véhicule une croyance désastreuse en l’égalité démocratique des individus et réécrit l’histoire : par exemple leur défaite sur la question du mariage gay était écrite dès le début[9].
La cathédrale c’est le système nerveux de la société, il ne s’agit pas d’une hypothèse sur des faits[10] mais d’une grille de lecture délibérément adoptée. En effet, si tout n’est qu’une réécriture Idéaliste et si le temps n’est qu’un récit alors c’est à « nous » d’adopter un narratif qui nous permettra de développer une contre-écriture de l’histoire. L’évolution seule ne peut expliquer la formation d’une telle organisation délétère sauf à intégrer beaucoup de paramètres aléatoires. On peut alors « raisonnablement » parler de Dessein Intelligent : la cathédrale est aux conservateurs ce que l’Intelligence Artificielle capitaliste est aux accélérationistes.
VII. « La gauche c’est l’entropie »
Si nous revenons à Deleuze, c’est-à-dire plutôt à gauche de l’accélérationisme, l’appel est strictement inverse : suivre la ligne de fuite, trouver dans la déterritorialisation des leviers révolutionnaires, « que des centaines de sexes fleurissent » ! [11], « multiplions les safe space ! » [12] Dans les deux cas il s’agit d’hyperstition. Pour faire très simple, cela signifie qu’à partir du moment où nous considérons de manière extrêmement relativiste la réalité comme un ensemble de narratifs superposés, cela ne sert plus à rien de prôner un réalisme scientifique (qui de toute façon ne crée que des modèles limités) mais il faut se jeter en avant dans la création de nouveaux concepts à hypostasier (c’est-à-dire à rendre réel, qui formeraient des schèmes culturels). Cela sert à étendre le champ de l’audible et du dicible dans l’espace public : d’un côté faire passer l’idée d’un roi revenu d’entre les morts pour diriger une techno-société masculiniste ou un patchwork hyperraciste d’État-corporation, de l’autre invoquer les fusions machiniques pour transcender les limites du genre, éroder les hiérarchies étatiques, retourner le marché contre le capitalisme et en finir avec ce mode de répartition des richesses. Si la seconde hypothèse me paraît plus désirable (sommes nous au bon endroit pour lancer un vaste entretien épistémique ?), est-ce le bon moyen de procéder ?
Il est amusant de voir d’une part les NRx multiplier les justifications pour se dédouaner de tout conspirationnisme, et de l’autre vendre le principe d’une Pilulle Noire à la Matrix pour sortir de la réalité progressiste. Les absurdités théoriques et les croyances accommodantes que nous y relevons (particulièrement dans l’invérifiabilité de la cathédrale) devraient nous interroger sur la rigueur de nos propres convictions, spécifiquement les concepts que nous aimons employer et/ou qui nous viennent de personnes que nous savons bien intentionnées car du même bord politique que nous. Il ne s’agit pas ici de jeter toute la spéculation, mais de poser une question tactique car les arguments conceptuels sont plaisants pour imaginer de nouvelles perspectives mais inefficaces quand il faut appréhender la complexité du réel et convaincre[13]. Quand nous ne pouvons plus passer que par la métaphore et des concepts de concept pour expliquer les mobiles de notre action cela devrait a minima nous interroger sur ses fondements. Dans le cas des NRx, si leur discours paraît à la limite de la caricature – ce qui ne le rend pas moins dangereux – c’est bien parce qu’il apparaît rapidement ne reposer sur rien d’autre que de la poésie.
– Nick Land[14]
Notes et références
1) Il a en 2014 produit une Anti-Reactionary FAQ qui vise essentiellement les proses de Mencius Moldbug et de Michael Anissimov : https://slatestarcodex.com/2013/10/20/the-anti-reactionary-faq/
2) « Terminology and an Open Floor », Mencius Moldbug, 29 avril 2007 : https://www.unqualified-reservations.org/2007/04/terminology-and-administrivia/
3) « Two kinds of reapeters », Mencius Moldbug, 5 mai 2007 : https://www.unqualified-reservations.org/2007/05/two-kinds-of-repeaters/
4) The Distributist, A Gentle Introduction to Mencius Moldbug (2019) : https://www.youtube.com/watch?v=p6LUjUbikkk&
5) C’est absurde et simpliste mais c’est ainsi que les NRx expliquent que Noam Chomsky, connus pour ses travaux critiquant l’impérialisme américain soit professeur d’université et célèbre (indépendamment de ses travaux en linguistique).
6) « Idealism is not great », Mencius Moldbug, 14 mai 2007 : https://www.unqualified-reservations.org/2007/05/idealism-is-not-great/
7) Les exemples de cette partie sont tirées de « Reactionary Philosophy In An Enormous, Planet-Sized Nutshell », Slate Star Codex, 2013 : https://slatestarcodex.com/2013/03/03/reactionary-philosophy-in-an-enormous-planet-sized-nutshell/
8) « The magic of symmetric sovereignty », Mencius Moldbug, 19 mai 2007 : https://www.unqualified-reservations.org/2007/05/magic-of-symmetric-sovereignty/
9) Pour ce passage, voir les quatre parties de « A Comprehensive Introduction to Cathedralism » par Anarcho Papist dont voici la première : http://archive.is/pRZ2d#selection-302.5-341.14
10) Selon les NRx les faits sont difficilement accessibles car produits par un champ universitaire (sociologie) acquis à la gauche avec un biais de tiroir tel qu’un papier démontrant des mécaniques racistes sera priorisé dans la publication tandis que s’il venait un article montrant l’absence de racisme il serait sans doute oublié au fond d’un tiroir ou soumis à une critique destructrice. Par contre, dans cette réalité, on peut quand même se fier aux articles du New York Times quand ils semblent aller dans notre sens.
11) Laboria Cuboniks (collectif), Manifeste Xénoféministe, Entremonde, 2019(2014), 0x0E.
12) « Introduction à l’anarchisme accélérationiste », Black Cat (2019) traduit par Rosenklippe : https://nidieunicesarnitribunfrancais.wordpress.com/2020/09/01/traduction-introduction-a-lanarchisme-accelerationiste-black-cat/
13) Voir sur le sujet Philippe Huneman. Privilèges épistémiques et accommodements déraisonnables. Argument. Politique, société et histoire, 2017. hal-01968495 et je recommande aussi son blog : https://medium.com/@philippe.huneman
14) « Shamanic Nietzche » in. Nick Land, Fanged Noumena, collected writings 1987 – 2007, Urbanomic, 2011, p. 21