Marxisme d’État, Culte d’État
par Rosenklippe
août 2020
L’objectif de cet article est d’observer succinctement comment le marxisme est devenu, sous les régimes communistes tels que l’URSS ou la RPC, une « religion séculaire » institutionnalisée au service de régimes autoritaires. Nous nous intéressons ici à un dévoiement du marxisme par l’État ; nombre d’interprétations étatiques du marxisme sont en porte-à-faux avec ce dernier. Nous le distinguons ici d’un « marxisme kitsch »[1] et dogmatique.
Sommes-nous toustes marxistes ? C’est une question qui se pose dans la mesure où son influence est omniprésente y compris chez ses adversaires. Cependant, le marxisme s’est aussi transformé au cours du temps, interprété et réinterprété de diverses manières, aboutissant parfois à des conclusions contradictoires. Ces mutations ont un sens : une interprétation stricte du marxisme originel, même sous une forme élaborée, ne peut plus tenir aujourd’hui.
Il est nécessaire tout d’abord de souligner deux points :
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Toute idée, toute théorie, même émancipatrice, peut être rapidement reterritorialisée en une formule innocente, voire reprise comme outil de domination, si elle est faite idéologie d’État ou d’un système coercitif ;
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Le marxisme, du fait de sa nature et de sa charpente théorique, se prête assez facilement à de tels détournements, ainsi que par sa supposition de la conquête du pouvoir – et non sa destruction – comme condition nécessaire du socialisme.
Le deuxième point a déjà été analysé dans le cinquième numéro de la Bouche de Fer (mai 2020), dans un article de Gecko intitulé « Notes sur la science marxiste et la philosophie de l’aliénation » et une traduction d’Omnirath « José Revueltas : Des hiérarchies Marxistes à l’anarchisme ».
Le marxisme originel, prétendant à l’irréfutabilité malgré son statut autoproclamé de science, posait question déjà du vivant de Karl Marx. Cependant, c’est l’émergence d’une orthodoxie marxiste dès les années 1870-1880, puis surtout au sein de la Seconde Internationale (fondée en 1889) qui pave la voie à une dérive dogmatique, avec des théoriciens comme Kautsky ou Plekhanov. Le terme « orthodoxie » n’était déjà pas neutre lui-même, rappelant l’orthodoxie religieuse, dans le sens d’ortho-doxa, « voie juste ». À cette époque « la science marxiste se réifie dans un corpus indépassable », tandis que la méthode du matérialisme dialectique (formule qui n’existait pas chez Marx) est portée aux nues. Celle-ci n’est plus une méthode philosophique – une façon de catégoriser le mouvement de la pensée qui appréhende le monde – mais devient la clef de voûte des lois de la physique elle-même. Ainsi Engels, dans l’Anti-Dürhing, accuse le causalisme d’être un idéalisme et y oppose le matérialisme dialectique. Le DiaMat, l’interprétation marxiste-léniniste de cette même méthode s’engouffre ultérieurement dans ce passage ouvert par l’orthodoxie. Le matérialisme dialectique s’applique désormais à « l’ensemble de la réalité » : « le mouvement dialectique est vrai partout, pour toute chose ; il s’agit d’une loi universelle », « tout ce qui existe est appelé nature, et la nature obéit à la dialectique ».
Dès lors, la dialectique devient loi universelle, faisant du marxisme un absolu tout-englobant, tout-explicateur, autojustifié, s’appliquant aux moindres facettes de l’humain et de la vie en société : outre la politique, la sociologie ou l’économie, il touche également la philosophie, l’épistémologie, l’art, voire les modes vie, la politesse et l’étiquette[2], ou la morale (c’est d’ailleurs Paul Lafargue qui, en affirmant que la loi des déterminismes historiques s’applique à la morale, fait dire à Marx qu’il ne se considère pas marxiste).
Nous ne discutons pas la capacité du marxisme à formuler des critiques sociopolitiques de ces thématiques mais la façon dont il impose un point de vue indépassable et irréfutable. Par exemple, la sociologie et l’histoire marxiste ont souvent tendance à ignorer la recherche empirique et l’enquête en début d’étude, pour partir directement de la théorie et en valider la raison dans les faits.
Nombre de marxistes versant elleux-mêmes dans le dogmatisme, accusent la période staliniste d’être à l’origine de la dégénérescence de la théorie. Pourtant tout indique que ce processus était déjà à l’œuvre du vivant de Marx, et induit en partie par sa personne et ses biais d’irréfutabilité théorique.
Le contexte intellectuel-idéologique des années 1950 - 1960 et du maoïsme témoigne d’une exacerbation de ce phénomène. À la suite de la prise du pouvoir par le Parti Communiste Chinois, des moyens importants sont investis dans l’intégration de toutes les sciences au sein de la matrice marxiste-léniniste (une évolution similaire a lieu en URSS dans les années 1930). Ce mouvement atteint son paroxysme dans le cadre de la Révolution Culturelle où les « représentant·es » de la « science bourgeoise » sont attaqué·es et pour certain·es persécuté·es. On peut citer dans le domaine historique, un éditorial du Hongqi, journal théorique du PCC (n°8, 1966) :
« Dans les milieux de la recherche historique, un ramassis d’« autorités » bourgeoises attaque furieusement la révolution qui y avait débuté en 1958. Ces « autorités » s’opposèrent à ce qu’on mette le marxisme-léninisme, la pensée de Mao Zedong au poste de commandement dans la recherche historique, et proclamèrent que les documents et les matériaux historiques étaient tout ».
La recherche empirique ne vaut rien, l’idéologie est tout.
Ces prémisses théoriques, couplées à l’accession du marxisme-léniniste au statut de doctrine officielle après le coup d’État bolchévique de 1917, conduisent à l’institutionnaliser comme dogme. La bible du marxisme se constitue alors d’un corpus de textes choisis, un canon comprenant certaines œuvres de Marx et Engels où chaque nouvel apport théorique doit confirmer les plus anciens au risque de se voir rejeter pour dérive idéaliste.
Ce phénomène déjà présent dans le marxisme pré-étatique atteint de nouvelles cimes avec la pratique de la réforme, dans son sens originel de nature religieuse – « rétablissement dans l’ordre, dans l’ancienne forme, ou dans une meilleure forme ». Même après sa laïcisation, le terme reste associé à la notion de retour à une ancienne forme (re-formation) avant d’acquérir son sens d’évolution[3].
Des mots d’H. Smith (Les Russes, 1976), « les dirigeants du Kremlin ont recours à une incantation constante, presque mystique, du nom de Lénine comme source de la légitimité de toute politique qu’ils poursuivent ».
À l’image de ce qui se faisait par exemple dans l’Empire Byzantin, les réformes sont justifiées par l’appel au corpus sacré, et légitimées par leur lien avec la tradition. On répète les mêmes imprécations ad nauseatum. De la même manière, les réformateurs savaient agrémenter leurs discours d’invocations des figures saintes – Marx, Engels, Lénine.
L’introduction de la cybernétique en URSS dans les années 1950 donne un exemple frappant de ce phénomène. En 1950, l’idéologue marxiste B. Agapov écrit un article à charge intitulé « la cybernétique, pseudoscience bourgeoise ». Mais, du fait de la nécessité des recherches informatiques et des évolutions sociopolitiques suivant la mort de Staline, la cybernétique devient un sujet d’intérêt. En 1956, la science marxiste finit par l’accueillir dans son corpus avec un nouvel article du même Agapov : « La cybernétique, science nouvelle ». Elle passe du statut de science bourgeoise à celui de science socialiste : autrefois présentée comme opposée au marxisme et nécessairement incorrecte ; une fois que sa nécessité ne peut plus être ignorée, elle est « neutralisée » et assimilée au corpus marxiste-léniniste soviétique.
L’irréfutabilité se trouve aussi au cœur du marxisme d’État. Cette optique justifie par exemple le jusqu’au-boutisme de Trotsky : « La fin justifie les moyens. Mais la fin a aussi besoin de justification ». Dans Leur Morale et la Nôtre (1938), Léon Trotsky explique l’ensemble des actions du gouvernement bolchévique (notamment la terreur révolutionnaire, l’exécution d’otages…) par leur subordination à la nécessité historique de l’avènement du socialisme. De nouveau une fin irréfutable entérine des moyens autoritaires et la violence.
Comme l’explique Marx, la classe dominante et l’infrastructure de la société ont toujours besoin d’une superstructure idéologique pour justifier la reproduction de la domination de classe. Cette emprise est d’autant plus forte que la tyrannie est évidente. La définition Engelsienne de la religion dans Sociologie Religieuse (1850) mérite d’être mentionnée : elle servirait qu’à « déguiser » les intérêts de classe dans le cadre de la lutte des classes.
M. Volenski, dans « La Nomenklatura » (1980), montre comment le marxisme est instrumentalisé comme idéologie (au sens marxiste du mot) par la bureaucratie soviétique et le parti communiste. En Automne 1938, Staline écrit une « œuvre » philosophique nommée « Du Matérialisme Dialectique et Historique », qui s’ouvre sur les lignes suivantes :
« Le matérialisme historique, c’est la conception du monde du parti marxiste-léniniste »
Les études marxistes se trouvent à la remorque des intérêts du parti ; ses déclarations se transforment immédiatement en matérialisme historique. L’idéologie de la classe dominante n’a jamais été aussi ouvertement le produit de la classe dominante. À cela s’ajoute le culte du chef, traits caractéristiques des régimes totalitaires, ainsi qu’un appel au nationalisme de plus en plus marqué avec le temps pour palier le vieillissement de la doctrine.
« La Chine est un grand pays socialiste de dictature du prolétariat dont la population compte 700 millions d’habitants. Elle a besoin d’une pensée unifiée, d’une pensée révolutionnaire, d’une pensée correcte. Et cette pensée, c’est la pensée Mao Zedong » - Editorial du Renmin Ribao, 15 Août 1966.
Le parti, le chef et la bureaucratie identifiés au Marxisme-Léninisme, et celui-ci identifié à une loi absolue de l’univers – principe mené à ses ultimes conclusions dans la doctrine Marxiste-Léniniste-Maoïste – un outil idéologique, au sens marxiste du terme. S’imposant dans le monde intellectuel occidental, ce dogme joue un rôle d’obscurcissement, par sa nature et par sa justification de l’autorité, et permet des rétentions majeures dans la circulation d’information au sein de la bureaucratie soviétique.
Les évolutions drastiques de la science statistique dans la seconde moitié des années 1920 en URSS sont marquées par un incident déclencheur très révélateur. En 1925, à l’occasion du XIVème congrès du PCUS(b), des statisticiens révèlent qu’il y aurait en 1925 en URSS plus de paysans pauvres qu’en 1917. Dénonçant ces résultats (menaçants l’apparence d’efficacité des politiques bolcheviques) sur une ligne idéologique, Staline obtint du Politburo la purge des auteurices de ces statistiques, accusé·es de sabotage. On se doute de la suite : les remplaçant·es furent prompt·es à rectifier les résultats pour convenir à la ligne du parti. Ces services continueront à subir diverses purges, jusqu’à l’introduction de sciences statistiques « vraiment socialistes ». Les autres branches de l’administration du pays connaîtront des sorts similaires.
H. Smith note le caractère endémique dans l’ensemble de l’administration et de l’économie soviétique de la duplicité et des pratiques de falsification : enquêtes, résultats et rendements… Et inversement, de haut en bas : censure, contrôle de la circulation des personnes et des informations. Si on les observe dans tous les systèmes hiérarchiques, dans le cadre soviétique ce système d’anti-information généralisé est armé d’une idéologie absolue qui suppose sa propre hégémonie comme une nécessité indiscutable. On comprend ainsi les dérives du Lyssenkisme ou le caractère désastreux de la planification centralisée soviétique.
Le marxisme s’apparentait-il à un culte d’Etat ? Nous n’avons pas encore véritablement répondu à cette question.
Comme nous l’avons vu, les biais d’irréfutabilité du marxisme, similaires à ceux de certains systèmes de pensée « absolus », ont favorisé sa récupération comme fondement idéologique de la dictature des États communistes. Cependant, si la définition marxiste du concept d’idéologie s’applique très bien au marxisme orthodoxe, cela ne suffit pas à en faire une « religion » à part entière. Il est nécessaire de mobiliser d’autres définitions du fait religieux. On peut évoquer comme « éléments » spécifiques à une communauté de croyants les livres sacrés, dogmes, pratiques rituelles, cultes, sacrements, prescriptions en matière de morale, interdits, organisation… Outre certains de ces points ce que nous avons déjà pu observer, on peut souligner le conservatisme moral prégnant dans les États communistes, à l’égard de toutes formes de « dégénérescence bourgeoise », à l’exemple des personnes LGBTQ+. Les pratiques rituelles quant à elles s’incarnaient non seulement à travers les nombreuses manifestations publiques et les imprécations idéologiques habituelles des discours politiques, mais aussi dans des sphères plus proches des citoyen·nes soviétiques : école, lieu de travail, manifestations culturelles.
Les définitions les plus avancées des phénomènes religieux rappellent l’importance de la croyance en une réalité supra-empirique (au-delà de la limite de la nature et de l’humain telle que saisit par la science). On peut évoquer la foi dans le mouvement nécessaire de la société (et dans certains cas de « l’univers » même) vers une fin de l’histoire « communiste » (notons que le concept du mode de production communiste comme « fin de l’histoire » ne vient pas de Marx, mais ici encore du « marxisme orthodoxe »).
Dès lors que cette croyance est institutionnalisée, elle peut servir d’outil de domination.
1) Reza Negarestani, « The Labor of the Inhuman, Part I: Human », Février 2014 : https://www.e-flux.com/journal/52/59920/the-labor-of-the-inhuman-part-i-human/
2) Trotsky, Les questions du mode de vie, 1923
3) MINARD, Philippe, « La « réforme » en France et en Angleterre au XVIIIème siècle : sens et fortunes d’un mot d’ordre », Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine, n°56-4bis, 2009, pp.