Les Joies du Socialisme Anti-Social
par Rosenklippe
juillet 2020
Black Cat est un auteur d’articles américain associé brièvement au C4SS (Centre pour une Société sans État) avant de rompre avec ce dernier pour fonder The Weird Politics Review sur Medium.
S’intéressant aux questions des neurodiversités, du socialisme de marché, ou de la science-fiction, il se considère lui-même comme un individualiste et un mutuelliste. Attaché à l’exploration d’alternatives post-capitalistes originales, il a tenté de théoriser un rapprochement des thèses anarchistes-mutuellistes et accélérationnistes.
L’opposition entre le collectivisme et l’individualisme n’est pas une question de moralité – c’est une question d’ontologie.
Cela signifie qu’être en faveur de l’individualisme ou du collectivisme n’est pas vraiment une question portant sur vos valeurs, mais bien plus une question portant sur ce que vous considérez comme réel.
L’individualisme consiste à penser que les individus sont plus réels que les groupes. Le collectivisme consiste à penser que les groupes sont plus réels que les individus.
Les individualistes pensent que les individus sont facilement séparables de leurs contextes sociaux, et que les groupes ne sont rien de plus qu’une façon commode de désigner une poignée d’individus.
Les collectivistes pensent que les individus sont construits par leurs contextes sociaux, à tel point qu’il n’y aurait plus vraiment de sens à demander ce que souhaite un individu – après tout nos désirs ne seraient alors qu’une simple manifestation de notre environnement. De plus, les collectivistes voient les groupes comme ayant leur propre volonté, désirs et agencements.
Ce sont des façons de voir les phénomènes dans le monde avant qu’ils ne deviennent des stratégies, des morales, des idéaux, ou quoi que ce soit. Vos intuitions morales et vos stratégies politiques dépendent de la réalité que vous croyez. Malgré cela, vous pouvez atteindre des plans d’action concrets étonnament similaires à partir de ces deux visions diamétralement opposées – on peut être de droite pour des raisons collectivistes ou individualistes, tout comme l’on peut être de gauche pour des raisons collectivistes ou individualistes.
Ceci étant dit, les frictions entre individualisme et collectivisme au sein d’une organisation ne peuvent jamais être vraiment éliminées. Les coopératives et les syndicats peuvent se justifier autant sur les bases de l’individualisme que celles du collectivisme, mais la façon dont on pense les obligations morales liées au comportement des individus dans ces structures change absolument selon notre représentation de ce que ces dernières sont :
- Sont-elles des infrastructures où l’on alignera nos intérêts individuels ?
- Ou bien sont-elles des expressions d’une solidarité de classe ?
En fait, beaucoup des projets coopératifs auxquels j’ai assisté échouent du fait que les participant·es avaient des attentes morales très différentes à propos de ce qu’iels entreprenaient.
Le New Yorker Magazine a récemment dit quelque chose de semi-intelligent : que les jeunes américain·es sont à la fois cyniques et de gauche.
« Les citoyen·es qui font confiance à leur gouvernement – et en les un·es les autres – sont plus favorables à des formes d’État-providence plus ambitieuses que celleux qui n’ont pas une telle confiance. À travers le monde, de hauts niveaux de confiance sociale sont corrélés à des dépenses publiques plus élevées…
Tout ceci tend à rendre les découvertes récentes du Pew Research Center assez surprenantes. À l’heure actuelle, vous savez probablement que les millenials et la génération Z sont beaucoup plus favorables au « socialisme » et aux politiques économiques redistributives que leurs aîné·es.
Et pourtant, selon la nouvelle enquête du Pew Research Center, les américain.es de moins de 30 ans sont également beaucoup plus méfiants envers leurs concitoyen·es et envers le gouvernement que tout autre groupe d’âge. Quelques 73% des américain·es âgé·es de 18 à 29 ans disent que « la plupart du temps, les gens se débrouillent tout seuls », tandis que 71% pensent que « la plupart des gens essaieraient de profiter de vous s’ils en avaient l’occasion », et 60% affirment que « l’on ne peut pas faire confiance à la plupart des gens ». Parmi les américain·es de plus de 65 ans – la cohorte la plus conservatrice des USA – ces chiffres sont respectivement 48, 39 et 29.
Les recherches du Pew Center suggèrent que la tranche d’âge la plus socialiste de l’Amérique est aussi la plus misanthrope. Quelque part entre « la fin de l’histoire » et le début de la catastrophe climatique, notre nation a vraisemblablement donné naissance à une génération de « socialistes dystopiques » - des américain·es dont le confort à l’égard de l’idée de l’intervention gouvernementale découle moins de la foi en la bonté humaine que de la peur de la rapacité de notre espèce. La méfiance interpersonnelle pourrait avoir alimenté l’antipathie pour les subventions gouvernementales parmi les baby-boomers. ».
En tant que socialiste libertaire – spécifiquement, en tant que socialiste libertaire individualiste – j’ai une interprétation relativement différente : ce serait que la gauche n’a jamais été intrinsèquement préoccupée par la question de l’altruisme, mais bien plutôt a toujours eu des éléments centrés autour de la question d’un intérêt personnel éclairé – et, au-delà de ça, être capable de s’inscrire dans un récit plus grand que soi. Un récit à propos de la destruction du capitalisme, bien sûr, parce que, pour reprendre les mots d’un·e commentateur·rice anonyme :
« Dans une société qui a détruit toutes les aventures, la dernière aventure restante est la destruction de cette société ».
Le socialisme peut et devrait être individualiste – il ne devrait pas s’agir d’une idée abstraite de gentillesse ou de bonté, mais de la construction d’institutions de contre-pouvoir alternatives.
Ce n’est pas une innovation, bien sûr : l’anarchisme individualiste a une histoire longue et riche, avec des sommités telles que Benjamin Tucker, Josiah Warren, Ralph Waldo Emerson, Lysander Spooner, Pierre-Joseph Proudhon, Max Stirner, Herbert Spencer et Henry David Thoreau – ainsi que, actuellement, mes ex-collègues du C4SS.
J’ai une fois tenté de créer une coopérative d’écrivain·es, afin de fournir une plateforme, financée par revenus publicitaires, pour des écrits de science-fiction et de fantasy. Je souhaitais que nos paiements soient déduits de nos bénéfices mensuels totaux après les frais de fonctionnement, avec distribution proportionnelle au nombre de vues mensuels par articles.
La plupart des auteur·rices étaient d’accord avec moi.
Deux (peut-être trois, puisqu’iels avaient invité un·e de leur ami·e avant de partir) n’étaient pas d’accord – iels voulaient que le paiement soit égal pour toustes les auteur·rices indépendamment de la production ou de la qualité, ou au moins que ce paiement soit basé sur le nombre de mots écrits, et être calculé pour assurer un salaire minimum de 25 dollars à l’heure (iels insistèrent sur le fait qu’il s’agit du « salaire décent » minimum).
J’ai souligné que cette structure de paiement impliquerait nécessairement des normes éditoriales beaucoup plus strictes, pour éviter de payer pour un travail de qualité inférieure que les écrivain·es elleux-mêmes n’auraient aucune incitation particulière à promouvoir leurs travaux auprès de leur propre public – et que, si on allait avec le cas d’une structure de paiement plus extrême, il faudrait prendre des décisions sur le licenciement effectif de personnes fournissant un travail de moindre qualité, de qualité inférieure à la moyenne. Cette idée semblait les consterner sincèrement – iels semblaient honnêtement ne pas comprendre l’idée que, s’iels adoptaient un modèle destiné à la gestion du lieu de travail de façon hiérarchique, iels devraient alors en quelque sorte assumer un rôle de direction ou alors imposer un tel rôle à une autre personne. Comme je m’attendais à ce que ce rôle me soit imposé, je me suis particulièrement opposé à cette augmentation de ma charge de travail.
Plus important encore, je leur ai demandé où iels s’attendaient à obtenir l’argent nécessaire pour cela chaque mois.
Les deux étaient incertain·es, jusqu’à ce qu’iels aient l’idée d’avoir un Patreon et un Kickstarter pour le projet. J’ai souligné qu’il était peu probable que cela permette d’amasser suffisamment d’argent pour la structure de paiement qu’iels voulaient, et iels ont répliqué que nous ne devrions publier que semi-régulièrement, qu’à chaque fois qu’il y aurait suffisamment d’argent pour payer les écrivain·es selon la structure de paiement qu’iels souhaitaient. J’ai dit que cela semblait être une idée horrible pour une publication qui essayait de se constituer un public, et iels répondirent que j’étais secrètement un anarcho-capitaliste avant de se carapater.
C’est ici un exemple classique de la division entre individualistes et collectivistes : la minorité voulait que le groupe soit un véhicule pour lui-même, avec des limites et des critères bien définis d’entrée et de sortie. Moi et la majorité des autres écrivain·es voulions que le groupe se contente d’une plateforme commune pour nos carrières individuelles.
La plupart des gens de la classe travailleuse ne se soucient pas particulièrement de cet altruisme de gauche : qui veut écouter des gens leur crier constamment la façon dont iels sont moralement obligé·es de faire des sacrifices ? Cadrer les choses de cette façon est rebutant.
La vraie question est de savoir pourquoi un pan massif de la gauche a adopté cette idée de collectivisme – et au moins une partie de la réponse, je pense, est que la gauche ( en Amérique particulièrement, et en Occident de façon générale) laisse régulièrement la droite encadrer tous les débats politiques. Les gens de gauche entendent un·e politicien·ne de droite dire que l’individualisme est bon et concluent que l’individualisme est mauvais. Iels entendent une personne de droite dire que les politiques de droite ne sont que de « l’économie de base », et concluent que l’économie est mauvaise. La droite dit des choses douteuses à propos de l’Union Soviétique, et beaucoup d’anarchistes semblent ressentir le besoin de défendre un projet qui, iels sont pourtant toustes d’accord, a été un échec monstrueux.
La droit pose les questions et fournit les réponses. La gauche insiste alors sur le fait que la réponse est fausse – alors qu’elle devrait insister sur le fait que la question posée à l’origine est fausse.
Nous ne devrions pas insister sur le fait que l’intérêt personnel serait mauvais, ou que la nature humaine n’existerait pas : nous devrions parler de la façon dont nous souhaiterions construire des institutions qui canalisent l’intérêt personnel vers de meilleures fins, et non tenter de laver le cerveau des gens avec un message d’amour idéalisé pour l’humanité toute entière.