Le réalisme populiste
par Gecko
juillet 2020
Je tiens pour acquis les apories du terme « populisme » dans le champ scientifique. D’abord usité pour discréditer les révolutionnaires russes narodniki vers 1870, puis pour qualifier successivement l’expérience du People’s Party aux États-Unis et les gouvernements d’Amérique du Sud au milieu du XXème siècle (comme les premiers mandats de Juan Perón en Argentine de 1946 à 1955), sa signification présente provient de l’outil conceptuel forgé par les sciences politiques dans les années 1970-1980[1]. Le Petit Robert le fait remonter à 1912 pour qualifier « une école littéraire qui cherche, dans les romans, à dépeindre avec réalisme la vie des gens du peuple ».
Orianne Ledroit suivant la terminologie wéberienne parle de « concept obscur » et évoque un zeitgeist[2], Pierre Rosanvallon évoque une « atmosphère »[3]. Nous retiendrons ici – à l’image du réalisme capitaliste de Mark Fisher[4] – que le réalisme populiste correspond à l’idée assez répandue que le peuple est ingouvernable ou qu’il ne satisfait pas les exigences démocratiques auxquelles il est assigné.
I. Instruction et science du peuple
Jacques Rancière montre dans Le maître ignorant[5] de quelle manière à la suite de la Révolution française un nouveau modèle d’instruction public se construit. Une part philanthropique de l’élite bourgeoise souhaite éduquer le peuple afin qu’il se saisisse des acquis de la révolution et de ses nouveaux droits (et les soutiennent contre la réaction aristocratique). Pourtant l’inégale acquisition de ce savoir ne garantit pas qu’il ne mette en péril la république ou qu’il outrepasse son rôle en se considérant désormais d’égale intelligence avec les gouvernants.
La « cité de Dieu » « reste possible si le peuple sait « user avec sagesse » de son droit reconquis. Le moyen qu’on ne le ravale pas, le moyen qu’il use avec sagesse de son droit, le moyen de faire l’égalité avec de l’inégalité c’est l’instruction du peuple, c’est-à-dire le rattrapage interminable de son retard. »[6]
Le rôle de l’instruction sera de justifier les inégalités non en instruisant de l’ordre social mais en maintenant une distance entre les élites éclairées et les masses. L’ignorant est « celui qui ignore et ignore comment le savoir » tandis que le professeur est celui « qui sait et qui sait en faire du savoir »[7]. Il y a un double mouvement qui tend à faire de l’ignorance (le savoir de l’ignorant) l’opposé du savoir et enseigner à l’élève sa propre incapacité en le rendant dépendant des explications du maître. Rien n’atteste que l’élève comprendra mieux un problème ainsi puisque cela implique de d’abord assimiler les dites explications – le protocole explicatif du maître – avant de revenir au problème. Tout indique pourtant que l’élève est pourvu des mêmes capacités que les autres et qu’en se servant de ses acquis et en opérant par comparaisons il peut se saisir par lui-même de la logique de l’énoncé. Il prend alors conscience de ce qu’il sait et de ce qu’il ignore, soit ce qu’il aspire à savoir et qu’il peut apprendre de la même façon que le reste. L’Instruction Publique se dirige dans le sens opposé et multiplie les améliorations pédagogiques. L’apprenant doit comprendre l’explication améliorée expliquant l’explication explicative du problème. Une distance se créée et se renouvelle à chaque palier d’apprentissage.
Cette même mise à distance est à l’œuvre dans la populologie comme la nomme Frederico Tarragoni[8]. Il montre comment le champ des sciences politiques dédié à l’étude du populisme est saturé de textes sans fondements scientifiques autres que des prénotions morales jouant un rôle actif de stigmatisation. Le peuple est systématiquement considéré comme l’élève turbulent des démocraties représentatives auquel on doit enseigner la sagesse tout le maintenant à distance de l’exercice du pouvoir. L’avantage du terme « peuple », par nature inaccessible, c’est que l’étendue de son champ sémantique est telle que l’on trouve toujours de quoi illustrer « objectivement » ses fantasmes[9]. Cet affrontement entre légitimité populaire et savante est d’autant plus exacerbée que s’y joue la fonction des politistes et des experts dans les démocraties[10]. Il faut trouver une méthode pour maintenir ce partage du sensible entre légitimité de la parole associée à l’intellectuel détenteur du savoir politique et le corps suant et suintant de la masse turbulente et incapable. Restreinte à l’acte physique de voter, on lui dénie l’acte de penser la politique.
II. Scène politique
C’est un topoï ancien et on peut en faire la généalogie depuis la critique platonicienne du théâtre comme illusion. La « communauté ignorante démocratique » s’oppose à la « communauté chorégraphique », tissu harmonieux où chacun est à sa place[11]. Le sensible y est partagé de façon policière par le biais d’assignations univoques. Le travail des mains et du corps est lié à la production ou à la guerre, et celui de la pensée et de la parole à la magistrature et la direction.
Dès Aristote (règle des trois unités) la tragédie montrant un monde bien en place est réhabilitée. On peut y voir un prélude à l’art éducatif qui doit exposer une bonne organisation de la société. Au XVIIIème siècle le romantisme allemand prône la collectivité vivante « constitution esthétique de la communauté » contre l’illusion de la mimesis (imitation), restaurant le théâtre contre le spectacle[12].
Au cours du XIXème siècle, l’idéalisme allemand fait de « l’art [une] transformation de la pensée en expérience sensible de la communauté »[13], c’est un nœud névralgique pour saisir comment l’art révolutionnaire converge ensuite avec la théorie marxiste. Il se donne alors une mission engagée : abolir la distance entre la scène des acteurs et les spectateurs, se réapproprier un rapport de soi perdu dans un processus de séparation à l’image de la Verfremdung de Brecht[14]. Cet élan moderniste se soumet à l’agenda politique socialiste et subit les mêmes chocs et désillusions que le communisme autoritaire[15]. La critique de l’école de Francfort[16] reprend et prolonge la dénonciation de la réplication, la critique de la mimesis et le danger qu’elle fait peser sur le (vrai) art. Elle dénonce les illusions spectaculaire, la vérité derrière les images à la façon de la sémiologie barthésienne. La critique du spectacle chez Guy Debord parachève cet enfermement du spectateur dans la machine d’aliénation. « Dans le monde réellement renversé le vrai est un moment du faux »[17], la connaissance de l’inversion et de l’assujetissement appartient au monde inversé, la réalité est désormais submergée par le spectaculaire et la politique n’est plus qu’esthétisation[18]. Il ne s’agissait pas dans son film sur La société du spectacle d’images de dénonciation pour éprouver le spectateur mais d’images-action, une tentative de montrer la vraie réalité pour dénoncer la position du spectateur même[19]. Jean Baudrillard poursuit ce renversement avec l’hyperréel. Le monde fusionne avec le documentaire, la distance spectateur-spectacle est annulée et désormais toutes et tous participent et se complaisent dans l’interpassivité.
III. Gauche mélancolique
Cette logique de pensée que j’ai très brièvement résumé et simplifié pose plusieurs problèmes. Qu’il s’agisse de reculer pour faire prendre conscience au spectateur de sa position de « regardant » ou de le faire avancer pour qu’il prenne part au spectacle, cette critique ne conteste pas le partage du sensible. L’acte de regarder reste associé à la passivité, l’artiste-corps reste le détenteur de la direction métapolitique[20]. Tout se passe comme s’il continuait à croire que ce qui est perçu était l’effet direct de son intention pure, court-circuitant la performance. C’est ignorer qu’entre son intention et les choix éthiques de mise en scène se situe une expérience esthétique autour de l’objet « performance », elle n’existe qu’à condition que le regard du spectateur soit actif, interprète et traduise[21].
Cette critique avait fait de la mimesis et de la reproduction un non-art, une dégénérescence voire une menace. On reste dans le cadre du travail ouvrier, de l’effort physique du corps non qualifié pour produire une nouvelle forme d’expérience. C’est ignorer le trouble et la subversion apportée par le miméticien à cheval entre art et travail. L’élitisme culturelle de la critique pérenne a été sa manière sordide de maintenir ce partage du sensible en faisant des travailleurs soit des imbéciles plongés dans l’idéologie auxquels il fallait inculquer la connaissance de l’aliénation, « impuissance de la critique qui dévoile l’impuissance des imbéciles »[22], soit un être perdu au plus profond de la machine capitaliste et de son œuvre de marchandisation.
L’art en crise c’est cette mission d’instruire qui se trouve devant un peuple déjà instruit. Désormais éduqué, connaissant la sémiologie, il peut déceler les signes. Une nouvelle transformation s’opère, trop tard pour lui, bienheureux qu’il fut. Le nœud ne se situe plus dans une révélation de la vérité derrière la fétichisation mais dans la réalité elle-même. Une fois qu’il l’aura acquise, une nouvelle forme d’illusio le gagnera. Le marxisme est devenu un savoir désenchanté du règne de la marchandise qui fait de toute protestation un spectacle. Sa critique de mai 68 confond adaptation managériale du capitalisme et créativité. Il se contente de partager le sensible : l’ouvrier et sa lutte légitime dans l’ascétisme associé au corps est opposé à l’étudiant petit-bourgeois individualiste. L’histoire des expériences ouvrières pour changer la vie sont effacées, indicibles, inaudibles.
Ce refus du désordre esthétique – dont la sociologie bourdieusienne s’est fait la part belle[23] – est un prétexte à la gauche mélancolique. Il est désormais impossible de trouver des points de réalité solides dans le gazeux. La prédilection mélancolique est infalsifiable et vérifie sans cesse l’impuissance généralisée en justifiant la position de l’intellectuel : esprit lucide et désenchanté. Cette névrose se perd dans la contemplation de son authenticité perdue, encourage à renouveler les contextes mais conserve sa logique de la vérité comme non-séparation.
Conclusion
Cette faillite de la théorie politique sert de prétexte à un retournement de la question sociale. La vieille critique désabusée n’est pas seulement apathique mais nourrit les pensées de la Réaction. Celle-ci n’a pas attendu la contre-révolution pour se plaindre de l’homme du peuple. Première à vilipender l’homme-masse et le consommateur[24], elle associe tous les défauts de nos sociétés au libre-choix et à l’individu démocratique incapable de diriger ses instincts. C’est un bon prétexte pour un retour au paternalisme authentique et autoritaire. La populologie est une forme de ce « revival » hiérarchiste par une prétendue nostalgie d’un monde bien ordonné, dans l’épistocratie comme dans la morale religieuse. La figure de l’expert scientifique et la médecine politiste professent le retour à la compétence dans des heures troublées en proclamant la crise, point de départ d’un nouvel accord autour d’un partage du sensible justifiant le statu quo et les privilèges.
Que nous reste t-il à faire ? Pour commencer prendre conscience que le spectateur est une condition normale, c’est-à-dire que rien ne prédétermine le regard à être un sens passif. Émanciper, c’est-à-dire envisager une sortie de la minorité implique de renoncer à l’idée de dirigisme. Il ne s’agit ni de renouveler la critique ni de « retourner aux » travailleurs mais de reconsidérer le partage du sensible actuel afin de le dépasser. Il n’y a pas de retour à l’art. La production esthétique et la création symbolique a toujours existé dans les classes populaires comme partout ailleurs. Le désir de changement de vie des ouvriers, leur appropriation de la distance, la mise en acte de son impossibilité utopique a donné naissance à autant d’hétérotopies qu’était niée leur légitimité artistique[25]. Ont-ils pour autant attendu la moindre labellisation et faudrait-il s’abaisser à la leur accorder ? À ce point de la réflexion, la question est superflue car l’existence de cette frontière nous convie déjà à changer de perspective pour la dépasser. Le nouvel imaginaire tant attendu est déjà là : d’autres pensaient et rêvaient comme nous, il nous suffisait de regarder différemment.
Pour commencer, il faut donc un ailleurs.
Notes et références
1) Populism: Its Meaning and National Characteristics (1969) de Inoescu et Gellner, Populism (1981) de Canovan et les ouvrages de Germani, Di Tella…
2) « air du temps » | « Les usages du terme « populisme » dans la campagne présidentielle de 2007. Du succès des utilisations stratégiques d’un mot équivoque ». Mémoire de Politique et Administration. Université Lumière Lyon II. 2007, 39-42
3) Histoire du populisme. Histoire, théorie, critique, Paris, Éditions du Seuil, 2020. Voir aussi « Pierre Rosanvallon – Populisme et démocratie au XXI siècle », conférence d’exception 2017 : https://www.youtube.com/watch?v=3WTG6wZKbXI
4) Le réalisme capitaliste. N’y a-t-il aucune alternative ?, traduit par Julien Guazzani, Genève, Éditions Entremonde, 2018
5) Le Maître Ignorant, Paris, Librairie Arthème Fayard, 1987.
6) Ibid. 219
7) Id. Le spectateur émancipé, Paris, La Fabrique, 2008, 14-15.
8) L’esprit démocratique du populisme, Paris, Éditions La Découverte, 2019, 29.
9) Pierre Bourdieu. « Vous avez dit « populaire » ? », Actes de la recherche en sciences sociales, 46, mars 1983, 98-105.
10) Jacques Rancière, La haine de la démocratie, Paris, La Fabrique, 2005, 88.
11) op. cit. 2008, 11.
12) Ibid. 12
13) Id. Le partage du sensible. Esthétique et politique, La Fabrique, 2000, 71
14) op. cit. 2008, 74.
15) PHILO : Rencontre avec Jacques Rancière « Il faut prendre du temps pour rendre le monde à nouveau visible » Propos recueillis par Hugues Simard
16) Voir L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (1935) de Benjamin, Dialectique de la raison (1944) d’Adorno et Horkenheimer
17) La Société du Spectacle, Paris, Éditions Gallimard, 1992, 19.
18) « Critique de la critique du « spectacle » » – Jacques Rancière entretien avec Jérôme Game, 2008
19) op. cit. 2008, 96.
20) Ibid. 73
21) Ibid. 19
22) Ibid. 54
23) Collectif « Révoltes logiques ». L’empire du sociologue, Paris, Maspero, 1984.
24) Voir La révolte des masses (1929) de José Ortega y Gasset.
25) « Préface à la traduction en Hindi de “La nuit des prolétaires. Archives du rêve ouvrier” » par Jacques Rancière, 2008. Voir La nuit des prolétaires: archives du rêve ouvrier (1981).