Cybersyn ou l'ingénierie politique
par Gecko
juin 2020
C’est à la chercheuse et historienne des technologie Eden Medina[1] que l’on doit la redécouverte récente du projet Cybersyn, fascinante tentative d’« internet socialiste » dans le Chili de l’Unidad Popular qui semble tout droit sorti d’un roman de science-fiction des année 1970, à la croisée de la science cybernétique et des théories du design.
Étudier cette histoire nous permet de visualiser la façon dont des solutions techniques originales ont été pensées face à des obstacles rencontrés lors d’une tentative de transition socialiste. En particulier, le projet s’attaque aux tensions entre :
- centralisation et décentralisation (planifier l’économie tout en redonnant le contrôle des moyens de production aux travailleur·ses).
- démocratie et projet idéologique (une transition démocratique vers le socialisme implique la tenue d’élections ce qui confronte les convictions univoques des partisans à l’expression libre du pluralisme).
- long terme et court terme (satisfaire les besoins immédiats des individus tout en tenant compte que la mise en place d’un système radicalement autre implique une transition lente ainsi qu’un soutien continu de la population).
- politique et scientifique (de vifs débats ont émergé parmi les cybernéticien·nes et les designers sur le caractère politique de leur travaux et l’orientation idéologique des techniques).
Le socialisme au Chili
Salvador Allende remporte les élections présidentielles chiliennes du 4 septembre 1970 à la tête du parti socialiste et de la coalition de l’Unidad Popular. Il prend ses fonctions le 4 novembre de la même année. Cette victoire est acquise à quelques dizaines de milliers de voix près, profitant de la division de la droite et des chrétiens démocrates. Les nationalisations sont au cœur de son programme : donner le contrôle des moyens de production aux travailleurs tout en relançant la production afin de sortir le pays de son état de dépendance « périphérique », « faire tomber les piliers qui soutiennent la minorité qui a toujours condamné notre pays au sous-développement »[2].
Cette ambition réformiste se heurte à de nombreux obstacles. Les tentatives de relance keynésiennes notamment l’augmentation du salaire net des ouvriers permettent une « reprise » de la production dans un premier temps. Mais rapidement la consommation s’effondre, les investissements extérieurs se méfient du régime et l’inflation atteint des pics (jusqu’à 45,9 % en juillet 1971). Le rythme discontinu des nationalisations dont les contours sont flous fait régner un climat d’insécurité sur les petites et moyennes entreprises et le congrès met des bâtons dans les roues des réformes. Les intervenants envoyés par le gouvernement (et choisis par les partis) pour remplacer les directions d’entreprises nationalisées sont inexpérimentés, certains font preuve d’incompétence et des conflits fissurent la majorité. C’est dans ce contexte que Fernando Flores, à la tête de la CORFO[3] (agence national du développement qui a la charge d’administrer les entreprises nationalisées) fait appel au cybernéticien Stafford Beer pour mettre en place un système permettant de gérer la transition économique.
Cybernétique et Cybersyn
« Cybernétique » vient du grec ancien « κυβερνητική » (kybernêtikê) qui renvoi à l’art de piloter ou de gouverner. Cette discipline est née pendant la Seconde Guerre mondiale de la nécessité de penser les systèmes[4] automatiques comme les défenses contre-avion dans un environnement où les informations sont insuffisantes et nécessitent des retours (feedback) et un contrôle autocorrectif. Le terme est conceptualisé par Norbert Wiener en 1948[5] afin de désigner l’étude du monde sous l’angle des systèmes d’interaction. Utilisant « les résultats de la théorie du signal et de l’information pour développer une méthode d’analyse et de synthèse des systèmes complexes »[6] cette science prétend s’appliquer tant aux machines qu’au vivant. Stafford Beer, à l’origine issu de l’industrie métallurgique, est un cybernéticien sans diplôme officiel, formé auprès des ingénieurs du MIT. Il est à l’époque à la tête de la société de conseil Science in General Management et s’applique à théoriser les « systèmes viables », homéostatiques, c’est-à-dire capables de maintenir toutes les variables critiques dans les limites de l’équilibre systémique[7].
Enthousiasmé par le projet chilien, Beer se rend en personne au Chili en novembre 1971, rencontre le président Allende et parvient à le convaincre. Son projet cybernétique ne consiste pas seulement à mettre en réseau l’économie mais à révolutionner l’organisation du tissu social : « planifier la liberté ». Je vais ici présenter brièvement le modèle (et non sa pratique effective).
Cybersyn, contraction de « cybernetic synergie », ou Synco Systema de Information y Control est un protocole qui a été appliqué à la structure hiérarchique de la CORFO et à une partie de l’Area de Propiedad Social. En mai 1973, le réseau englobait plus de 100 firmes soit 26,7 % des entreprises nationalisées.
Il est conçu sur le modèle du système nerveux humain (schéma 1) en cinq paliers (se référer au schéma 2). Les usines (system 1) sont en contact avec l’environnement, gèrent leur production et font remonter leurs besoins via le Cybernet (system 2). Celui-ci est une extension du réseau Telex à l’ensemble des entreprises nationalisées. C’est la moelle épinière du système qui transmet les indicateurs de production et permet de faire remonter les anomalies.
Il s’agit de faire attention aux anachronismes, à cette époque l’informatique était encore une technologie à l’état d’essai (Arpanet tâtonnait aux États-Unis pour relier les universités) ce qui nous permet de prendre la mesure de l’incroyable avance du projet sur son temps. Il n’y avait alors qu’une cinquantaine d’ordinateurs au Chili (moins que dans les autres pays d’Amérique du Sud) monopolisés par une agence gouvernementale. Un seul fut alloué au Cybersyn : le IBM360/50 mais les membres du projet se sont rabattus sur le Burroughs 3500 (voir image ci-dessous). Le traitement des données se faisait via des petites cartes perforées et nécessitait une formation des ouvriers. Les informations « en temps réel » se limitaient à un relevé par jour.
Le contrôle (system 3) « manage » un secteur au jour le jour tandis que la planification (system 4), une innovation pour l’époque, inclut le programme CHECO ou « Futuro ». Celui-ci devait intégrer les données obtenues afin de faire des simulations et anticiper l’avenir (même si le réseau n’a pas fonctionné assez longtemps pour que cette fonctionnalité voit le jour). Beer avait prévu que l’information soit visible et que figure parmi les indicateurs l’approbation des individus vis-à-vis des mesures prises ainsi que le mal-être social via le taux d’absentéisme au travail (pris en charge par la cyberstride, une suite logicielle de programmes de traitement de données). Enfin, le niveau des décisions politiques (system 5) donne la direction générale, en son sein peuvent être élus des représentants ouvriers.
Le symbole le plus fameux de ce système est sans doute la Opsroom (voir ci-dessus) ou salle des opération. Elle est imaginée par Gui Bonsieppe, un ancien membre de la Hochschule Für Gestaltung de Ulm qui théorise le design comme vecteur politique. Les sièges avec une interface simplifiée de boutons et des allumes-cigare sont pensés pour être visible, rendre les informations claires et faciliter la prise de décision. C’est un espace scalable, des répliques auraient dû d’ailleurs être faites à chaque palier et dans chaque usine. L’une des grandes composantes du cybersyn pour Beer est sa récursivité – à l’image du corps où le code génétique de tout l’organisme est inscrit dans chaque cellule.
Le protocole que nous venons de voir est reproduit à chaque niveau. S’il a englobé les cinq premiers paliers (voir schéma 3), Stafford Beer avait imaginé de l’étendre à la nation entière notamment en installant des compteurs algédoniques dans les maisons afin de remonter l’approbation de la population et de rendre le système organique (cyberfolk). Le signal algédonique est une clé de son système. Cela signifie que si un problème est intraitable à un échelon (par exemple dans une usine) après un laps de temps donné il est remonté automatiquement à l’échellon supérieur. On retrouve là les grandes lignes du fédéralisme intégral de Proudhon c’est-à-dire que la gestion n’est pas descendante (du gouvernement aux citoyen·nes) mais ascendante (des besoins des citoyen·nes à la structure).
La courte durée de l’expérience Cybersyn (le coup d’État de Pinochet du 11 septembre 1973 y met fin brutalement) rend sa portée limitée. En outre, le projet a souvent été mal compris : les bureaucrates y voyaient davantage un moyen de gestion et de mise en réseau. Le système a particulièrement fait ses preuves lors de la grève des camionneurs grémialiste en 1972 en permettant de coordonner efficacement les quelques deux cents camions restés loyaux au gouvernement. Si le mouvement d’opposition fut organisé par la réaction, il n’en reste pas moins que l’outil fut retourné contre les travailleur·ses. À la suite de cette épreuve la CORFO a mis en place un bureau de centralisation gérant le système et prenant les décisions, court-circuitant le principe ascendant et le signal algédonique. Avec le recul, il s’agit plus d’une adaptation car force est de constater que la situation économique du Chili a rendu prioritaire la régulation industrielle sur les changements radicaux désirés par Beer. Enfin, comme le note Eden Medina, le projet est teinté d’androcentrisme, sa base reste l’ouvrier masculin et le projet de simplification des commandes de la Opsroom a pour objectif explicite de « supprimer la fille » (les typographes étant essentiellement des femmes). Le projet global s’inscrit dans la logique de conservation du pouvoir entre les mains de la gente masculine[8].
Conclusion
Le contexte de guerre froide a desservi le projet traité à l’international comme un ersatz de totalitarisme. Stafford Beer avait bien conscience des dérives possibles et c’est pour cela qu’il a explicitement politisé son initiative. Il s’agissait pour lui de donner accès à des canaux efficaces de feedback aux individus tout en leur apprenant à faire confiance aux experts. J’ai insisté sur les principes ascendant et descendant car ces processus ont un sens éminemment politique. Une telle technologie neutre, sans finalité, peut tout autant servir le capitalisme que le socialisme. Elle peut être un simple objet de mise en réseau et de contrôle bureaucratique et c’est pourquoi il était nécessaire que les ouvriers soient capables de la prendre en main et de se l’approprier. À l’image du signal algédonique, le problème intraitable remonte progressivement les échelons et c’est l’individu qui en définitive exprime son besoin et y assujettit les échelons supérieurs. Le système garde aussi un cap politique grâce au projet Futuro de planification qui implique une boucle de rétroaction. Le marxisme était la force hégémonique de la continuité fonctionnelle du Cybersyn, la nation, le CORFO et l’ouvrier étaient autant de systèmes viables enchâssés les uns dans les autres[9].
C’est une différence du même ordre qui se situe entre le fédéralisme étatique ou hamiltonien au sein duquel le gouvernement central délègue certaines de ses prérogatives aux entités inférieures, et le fédéralisme proudhonien au sein duquel c’est l’individu qui délègue ses prérogatives aux strates supérieures. Dans les deux cas un besoin est exprimé, une insuffisance nécessite une délégation mais le rapport de dépendance est de nature différente. Dans le premier cas, un centre assujettit ses périphéries à son besoin quand dans le second cas, c’est l’individu qui délègue et donc « collectivise » son problème. L’organisation partant de l’individu est loin d’être impersonnelle (on peut penser au comité de quartier comme premier palier) et on aurait tort par symétrie d’individuer[10] les institutions de l’État. Celles-ci obéissent à des logiques autres et leur préservation se fait souvent au détriment des besoins réels de la population.
Le projet Cybersyn par son approche cybernétique « résolution de problèmes [insolubles] » donne un aperçu du travail d’ingénieur pour tenter de dépasser techniquement les contradictions qui se présentent au moment de mettre en œuvre une transition efficace vers un autre système économique.
Sur le sujet
Eden Medina. Le Projet Cybersyn. La cybernétique socialiste dans le Chili de Salvador Allende. Préface et postface de Marc Frochaux. Éditions B2, 2017 : http://editions-b2.com/les-livres/70-eden-medina-le-projet-cybersyn.html
Il est aussi possible de voir une vidéo qui synthétise de manière claire et précise l’histoire du projet. Autogérer un pays avec un système informatique ? - Le projet Cybersyn - Monsieur Bidouille (2019) : https://video.monsieurbidouille.fr/videos/watch/c07db2e9-6247-480f-a87e-3ec09e67596c
Notes et références
1) Voir fin de l’article : Eden Medina, Le projet Cybersyn.
2) Ibid. 58.
3) Membre du MAPU – petit parti de gauche né d’une scission de la démocratie chrétienne qui a apporté un soutien de faible envergure mais décisif à la coalition.
4) Système : ensemble d’éléments en interrelation formant un tout.
5) Cybernetics, or Control and Communication in the Animal and the Machine, MIT Press.
6) CNRTL. « Lexicographie. Cybernétique », 2012.
7) Id., Medina, 65.
8) Ibid. 115-116.
9) Ibid. 106.
10) De donner une illusion de corporéité (d’espèce) à un objet