Le virus dont il faut prononcer le nom
par le collectif Collages Féministes Lyon
mai 2020
Par convention et pour faciliter la compréhension, ce texte utilise le mot “homme” pour désigner les hommes cisgenres. Le mot “femme” est utilisé pour désigner toute personne de ce genre. Cependant, les rapports de domination décrits ici sont subis par toutes les minorités de genre, nous ne les oublions pas.
Le mot capitalisme n’est pas un gros mot. Il désigne un système politique, économique et social dont le principe est la recherche systématique de plus-value. Selon celles et ceux qui le soutiennent, le capitalisme est la liberté d’entreprendre et d’échanger. Selon celles ceux qui le dénoncent, il est l’exploitation des travailleur·se·s par les propriétaires des entreprises. Développé et arrivé à maturation avec la privatisation des terres des paysan·ne·s et leur obligation de travailler dans les nouvelles industries pour survivre, la découverte des Amériques, l’extermination des amérindien·ne·s et l’exploitation des personnes noires d’Afrique dont le continent fut pillé; le capitalisme est impérialiste, raciste, et classiste par essence. Classiste puisqu’il crée une classe de travailleur·se·s pauvres condamné·e·s à fournir la main d’oeuvre nécessaire à l’enrichissement des propriétaires des moyens de productions; la classe bourgeoise.
Les critiques envers ce système, qui se nourrit de lui même et semble donc inarrêtable dans sa recherche perpétuelle de croissance, sont nombreuses. La plus connue est celle de Marx, icône du communisme et des pensées contestataires de gauche, il fit des analyses du capitalisme qui servent aujourd’hui encore de référence. Or, le communisme, le marxisme et tout ce qui était socialiste ou plus à gauche de cette pensée, représentait l’URSS à l’époque de la guerre froide. Les gens y adhérant étaient donc des ennemis. Ils furent considérés comme des criminels et emprisonnés, surtout aux US, dès le début du 20eme siècle. Le mot capitalisme qu’ils employaient pour définir notre système social fut donc invalide de facto pour le bloc de l’Ouest, c’est-à-dire notre société occidentale actuelle.
Voilà comment expliquer, beaucoup trop sommairement, d’où vient la dette émotionnelle dont est chargé le mot capitalisme. Les vainqueurs écrivant l’Histoire et le capitalisme se justifie à lui-même en dissimulant les atrocités sur lesquelles il repose. Il a été réintégré dans la pensée commune comme une chose positive et surtout normale, favorisant la découverte de médicaments ou le développement des pays “pauvres” (devrions-nous dire “pillés”). Au même titre que le communisme devint un soit disant régime dictatorial, le capitalisme devint la normalité dans la pensée dominante, biaisée par ceux qui racontent l’Histoire. Et la normalité ne se nomme pas. Ainsi, nos dirigeant·e·s politiques refusent toujours aujourd’hui d’énoncer la moindre critique de ce système ou même de prononcer ce mot, puisqu’il est la norme. Et, exactement comme certains ont du mal à se reconnaître “hommes cis” ou pire, “hommes cis blancs”, nommer la norme de notre système le “capitalisme” donne des boutons de fièvre à ceux qui en tirent le plus profit. Car la norme n’a pas de nom, elle n’a pas besoin de se définir. Seuls celles et ceux qui la combattent ont besoin de la nommer : les marginaux. De fait, toute personne s’aventurant à critiquer le capitalisme fut, et est encore, automatiquement marginalisée et considérée comme un communiste prônant la dictature et la pauvreté pour l’ensemble de la population. Les « anticapitalistes » sont d’ailleurs encore majoritairement vu·e·s comme des gauchistes désillusionné·e·s.
Ce qui n’est pas le cas des féministes contemporaines. Celles-ci, suivant les premières et plus fortes féministes du 19ème et du 20ème siècle, sont intrinsèquement anti-capitalistes. En effet, que ce soit Flora Tristan (1803 - 1844) en France, Emma Goldman (1869 - 1940) aux US, Alexandra Kollontaï en Russie (1872 - 1952), ou encore Sahgal Lakshmi (1914 - 2012) en Inde, toutes étaient anticapitalistes que ce soit par leur appartenance aux mouvements ouvriers ou par conviction assumée et revendiquée. Et il est impossible d’étudier l’histoire du féminisme sans s’intéresser à ces femmes. Si les pensées féministes qui les ont suivies ont eu tendance à oublier leur origine prolétarienne, celle-ci réapparaît aujourd’hui et depuis quelques années comme une nouvelle évidence. Sauf, bien entendu, pour le féminisme bourgeois blanc, ou féminisme libéral, qui reproduit les mêmes schémas d’oppression auquel il prétend s’opposer.
Ce féminisme, visibilisé par les médias mainstream, est fièrement mis en avant par le gouvernement pour se voir attribuer l'étiquette progressiste. En France, il est incarné par Marlène Schiappa. En plus d’être impérialiste et souvent islamophobe, c’est un type de féminisme qui ne remet jamais en cause la hiérarchie sociale. Entre autre, il défend l'égalité salariale mais ne parle jamais de revalorisation des emplois précaires à prédominance féminine. C’est une sorte de “féminisme capitaliste” qui ne fait que reproduire les oppressions patriarcale subies par les femmes blanches et bourgeoises envers d’autres femmes de classe, d’origine ou de culture différentes. Et comme le dise les autrices du Féminisme Pour Les 99% : “Pourquoi briser des plafonds de verre si une majorité des femmes continue à en ramasser les débris ?” .
Ce manifeste publié il y a tout juste un an, croise les pensées anti-capitaliste et féministe dans un contexte actuel de crise écologique, sociale et politique. Pour les trois autrices, le capitalisme est l’ennemi de base du féminisme car il concentre tous les fondamentaux de la crise actuelle : exploitation des ressources naturelles, exploitation des travailleur·se·s, profits illimités ne tenant jamais compte de l’appauvrissement des ressources ou du bien être des salarié·e·s. En outre elles réexpliquent que les femmes sont à l’intersection de la domination patriarcale et du capitalisme de domination économique ou, comme le disait Flora Tristan: “l’homme le plus opprimé peut opprimer un être, qui est sa femme. Elle est le prolétaire du prolétaire même” . Ce qui signifie que même les hommes les plus misérables trouveront toujours plus misérable à dominer: une femme dans la même situation qu’eux. Et si le manifeste du Féminisme Pour Les 99% résonne aussi fort dans le contexte de crise sanitaire actuel, ce n’est pas le premier ouvrage féministe contemporain à faire le lien entre patriarcat et capitalisme. Virginie Despentes le fait également dans The King Kong Theory où elle met en lumière la manière dont le capitalisme se sert des femmes comme bouc émissaire des “crises” de sens des hommes de notre temps. En pleine souffrance, ceux-ci sont amenés à penser que c’est la faute des femmes et de leur “féminisme” si leur vie est si dure, sans voir que le problème vient du système (capitaliste) tout entier. De son côté, Mona Chollet, dans Beauté Fatale, explique comment l’industrie cosmétique exploite et renforce les insécurités des femmes pour se faire du blé. Elle montre, sources à l’appuie, que durant les plus grandes vagues féministes de notre époque, les ventes de produits de beauté ont diminué. Son livre décrit la façon dont le capitalisme exploite le sentiment d’insécurité des femmes pour augmenter ses profits. Ces deux livres devenus des classiques incontournables en France, ajoutent au constat d’une société semblant découvrir l’évidence : les métiers nécessaires, les métiers de soins, les métiers sociaux, sont majoritairement occupés par des femmes sous-payées. Ici, c’est une fois de plus le capitalisme qui impose cette situation. La majorité des métiers sociaux sont financés par l’Etat et ne produisent rien d’autres que des humains, ils ne rapportent donc rien aux intérêts privés. Avec le copain patriarcat, le capitalisme y place les femmes et les sous paie sous couvert d’arguments essentialisants : les fameuses qualités féminines qui justifient l’absence de besoins en qualifications sur ces postes. Enfin, toujours dans l’idée de penser le féminisme sous un prisme anti-capitaliste, on peut facilement identifier les mouvements allant dans ce sens comme ceux de “body positive” (acceptation de son corps), d’éco-féminisme ou encore de mise en lumière du travail invisible, de la charge mentale, de la charge sexuelle et de la charge émotionnelle. Bref on le sent, on le voit, les femmes réalisent de plus en plus qu’on les prend pour des prunes afin de leur faire consommer des produits inutiles voir dangereux ou les faire travailler gratuitement. Ainsi, malgré la visibilité médiatique du “féminisme capitaliste”, les ouvrages féministes récents les plus populaires, les mouvements d’émancipation spontanés nés des réseaux sociaux et les constats de la crise sanitaire nous font réaliser, si ce n’était pas déjà le cas, que le mouvement féministe est intrinsèquement anticapitaliste. Anticapitaliste car le patriarcat est le meilleur ami du capitalisme.
Et si les féministes ont vite pris conscience de cette alliance entre les deux, c’est l’émergence des mouvements radicaux récents qui marquent le mieux le caractère fondamentalement anti-capitaliste du féminisme actuel. La plus belle forme de ces mouvements est incarnée par les collages féministes qui sont apparus un peu partout en France et, dans une moins grande mesure, dans d’autres pays. Notre participation aux mouvement de grèves contre la réforme des retraites et nos messages clairs, marquant notre anti-impérialisme et notre inclusivité avec les précaires, mettent définitivement le ton. Si les différents collectifs ne sont pas encore nombreux à avoir collé le mot « capitalisme » sur les murs de leurs villes, le contexte actuel et le réseau fort que nous formons font germer les idées avec une rapidité impressionnante. On sent brûler, plus vif que jamais, le sentiment de révolte déjà clairement inscrit dans notre mode d’action: direct et illégal.
Ainsi, le mot capitalisme ne fait pas peur aux féministes. Beaucoup l’emploient et, qu’iels le sachent ou non, iels le combattent.
Alors qu’aujourd’hui le monde entier se pose des questions sur l’après-crise, on voit partout fleurir articles, émissions de radio ou de TV parlant de ce fameux monde dans lequel les choses sont censées changer. Les mentions du mot “capitalisme” se font un peu plus nombreuses dans les médias mainstream. Son modèle montrant, crises après crises, son incapacité à être durable et vivable, la critique devient inévitable et il n’est plus possible de ne pas le nommer. Pourtant, toujours aucune mention ou remise en question de ce système par les politiques (je ne parle bien évidemment pas des partis d’extrême gauche). Et même les tribunes signées par des personnalités clairement identifiées comme anticapitalistes ne prennent pas le risque d’écrire ce mot. Comme si la dette émotionnelle qu’il porte risquait, encore aujourd’hui, de décrédibiliser celles et ceux qui l’utilisent. On accepte, à demi mot, la critique du système, mais on ne le remet surtout pas en question. Ainsi, l’anticapitalisme demeure un mythe, complètement absent des médias si ce n’est pour nommer les “marginaux” et leurs idées utopiques irréalisables.
Pouvons-nous alors nous étonner de la totale absence du mot féminisme des débats entourant les questions d’avenir ? Pouvons nous étonner que 19% seulement des intervenant·e·s sur ce sujet soient des femmes ? Il semble que la crise sanitaire a balayé d’un revers de main nos revendications pourtant fondamentales pour l’invention d’une autre société, plus juste, plus solidaire et écologique. Étrangement, c’est après une année militante exceptionnelle à l’échelle mondiale, après la reconnaissance de l’importance capitale du travail méprisé des femmes dans la société, après l’augmentation des violences conjugales de manière dramatique… que le féminisme n’existe plus. Le monde d’après ne se fera pourtant pas sans nous. Notre expérience du capitalisme, notre connaissance des problématiques intersectionnelles, notre présence historique au sein des luttes ouvrières, notre volonté de créer un monde plus juste pour tous·tes, font de nous des expert·e·s en lutte sociales. Le pouvoir des luttes féministes est essentiel dans la création d’une société débarrassée de tous les rapports d’exploitation, de domination et d’oppression. Il faut que ce pouvoir soit reconnu par tous les artistes signants des tribunes, par tous les altermondialistes experts du militantisme, par tous les intellectuels de gauche et d’extrême gauche désireux de changer le gouvernement… En bref, par toute la société qui veut un monde juste et solidaire pour demain. Et nous ne les laisserons pas se passer de nous et faire la même erreur que les dirigeant·e·s et la classe bourgeoise (de droite et de gauche) qui, en refusant de nommer le capitalisme, ne peuvent en faire la moindre critique et comprendre l’importance fondamentale du féminisme dans la lutte pour un autre modèle de société.
Car, alors que la crise sanitaire renforce et souligne les inégalités de “race”, de genre et de classe, il est plus que jamais urgent de nommer le virus infectant cette société: le capitalisme patriarcal. Pas juste le patriarcat. Pas juste le capitalisme. Non, nous affrontons l’alliance des deux. Aujourd’hui, nous pouvons enfin le dire ouvertement. À l’heure où le capitalisme subit ses premières remises en question dans la pensée dominante, tous les mouvements sociaux doivent prendre conscience de son alliance avec le patriarcat et de l’impossibilité de combattre l’un sans combattre l’autre. C’est le capitalisme patriarcal qui cristallise toutes les luttes d’émancipation sociale vers un ennemi commun. Celui là même qui exploite la nature et la détruit mettant femmes et enfants dans les emplois les plus sous-payés du monde pour une société occidentale dont la majorité de la population subit, crises après crises, une précarisation toujours plus intense. Nommons ce virus par son nom, appelons un chat un chat: le virus de la société c’est le capitalisme patriarcal. Maintenant qu’on peut le dire sans être automatiquement discrédité·e·s, nous le revendiquons. Notre ennemi est le capitalisme patriarcal.
Si la crise sanitaire actuelle doit amener la société à une réalisation, c’est bien celle là, le virus c’est le capitalisme patriarcal. Appelez-le “capitalisme” si vous préférez mais n’oubliez jamais que son allié principal est le patriarcat et que jamais nous ne pourrons vaincre l’un sans vaincre l’autre.