Vers une cartographie de l’idée autogestionnaire. Partie III.
par Rosenklippe
avril 2020
Les années 1870 sont à l’origine d’une évolution radicale de la pensée anarchiste et la définition claire d’une tendance « sociale » du mouvement.
Cette évolution se produit dans le cadre de l’Association Internationale des Travailleurs (1864-1876/78). Dans un premier temps dominant dans l’internationale, les mutuellistes vont se diviser entre un courant « étroit » et un courant « avancé ». Outre les questions sociales –le mutuellisme étroit voyait de façon négative le travail des femmes-, les divergences portaient par exemple sur la question de l’éducation : Les mutuellistes « étroits » reprenaient les idées de Proudhon en défendant par exemple l’éducation coopérative privée, les « avancé.es » se prononçaient pour l’éducation publique gratuite pour tous. Ces divergences éclatent au grand jour avec la formation progressive du collectivisme dans les années 67-68. L’origine de la désignation d’ « anarcho-collectivisme » provient des débats ayant eu lieu dans les congrès de l’Internationale et portant sur la question de la propriété du sol. Tandis que les mutuellistes tels que Henri Tolain ou Ernest Fribourg défendaient la possession individuelle (ou familiale) du sol, justifiée par le travail, les collectivistes se prononçaient pour sa collectivisation. Pareillement, les collectivistes se montraient assez souvent favorables à l’abolition de l’héritage, là où les mutuellistes entendaient généralement le conserver.
Si on résume parfois la théorisation du collectivisme à l’action de Mikhail Bakounine, dans les faits le collectivisme est avant tout développé par la fédération jurassienne (Suisse) de l’AIT à laquelle Bakounine se fixe, et l’Alliance Internationale de la Démocratie Socialiste, dont Bakounine n’est que l’un des représentant.es les plus fameux.ses.
En 1869, au congrès de Bâle, le collectivisme remporte définitivement la victoire sur le mutuellisme, ce dernier devenant très minoritaire au sein de l’Association Internationale des Travailleurs - Beaucoup des partisan.nes du collectivisme sont elleux-mêmes des ancien et des anciennes mutuellistes.
Il s’ensuit une division croissante de l’Internationale entre les collectivistes, représenté.es tout particulièrement par Mikhail Bakounine, James Guillaume et Adhémar Schwitzbéguel, et les « communistes autoritaires » dirigé.es entre autres par Karl Marx. L’Internationale ne pouvant réunir de congrès en 1870 et 1871, du fait de la guerre Franco-prussienne puis de la Commune de Paris, les tensions vont s’accroître progressivement. À l’origine très influencé par l’apport marxiste – Bakounine avait ainsi par exemple entreprit en 1870 la traduction du Capital de Karl Marx (avant de l’abandonner) – les collectivistes vont peu à peu souligner leurs divergences, notamment sur des questions organisationnelles : poursuivant les points de discussion des mutuellistes, les collectivistes insistent sur le maintien d’une structure décentralisée pour l’Internationale et rejettent le programme de conquête du pouvoir par des partis politiques au profit d’une lutte strictement économique, par la coalition des travailleureuses en vue de l’organisation de grèves et de l’action directe. Le collectivisme préfigure ici le mode d’organisation et de lutte de l’anarcho-syndicalisme.
Les tensions entre collectivistes antiautoritaires et communistes autoritaires éclatent en 1872 avec le congrès de la Haye, qui, dominé par les communistes, exclut plusieurs leaders collectivistes (James Guillaume et Mikhail Bakounine). Ce congrès est rejeté comme illégitime par les collectivistes, qui affirment que la majorité communiste a été fabriquée. Ils organisent un contre-congrès à Saint-Imier. À partir de cet instant, l’Internationale va se scinder en deux associations qui se revendiquent toutes deux légitimes.
Le collectivisme s’étoffe sur le plan théorique au sein de cette nouvelle Internationale Antiautoritaire. Fondant son modèle de la structuration de la « société anarchiste » sur les bases des syndicats et des coalitions de travailleureuses, le collectivisme entend réorganiser l’industrie en branches d’activité et en corporations. Les anarchistes collectivistes souhaitent mettre un terme aux relations de marché en se basant sur la planification économique ; iels voient dans la science statistique un outil dont l’efficacité serait largement supérieure au marché. Tous les produits des corporations ouvrières doivent être distribués rationnellement dans des magasins de distribution ; ces magasins récoltent les données statistiques nécessaires pour l’organisation et le perfectionnement de la distribution.
Les prix des produits et la rétribution des travailleureuses doivent être représentatifs de la durée et de la pénibilité du travail.
James Guillaume, principal chef de file du collectivisme après le retrait de Bakounine de la politique en 1874, propose dans ses Idées sur l’organisation sociale (1875), de fixer la valeur des rétributions et des salaires par négociations entre les corporations et les services de distribution.
Très rapidement cependant, le collectivisme après avoir attaqué et écrasé depuis sa gauche le mutuellisme va être à son tour, sur sa propre gauche, assailli et marginalisé par une nouvelle force politique : le communisme libertaire.
La critique va émerger dans un premier temps en Italie, où le mouvement anarchiste est plongé dans un cadre insurrectionnel. Plusieurs groupes épars émettent des doutes sur la réalité du caractère antiautoritaire du collectivisme ainsi que sur ses formules économiques.
Ce mouvement critique va s’incarner au congrès de Florence-Tosi des anarchistes d’Italie en 1875, avec l’affirmation du « communisme libertaire », ou anarcho-communisme. Ce communisme va être représenté par des figures telles que Errico Malatesta, Carlo Cafiero et Andrea Costa. Kropotkine, originellement un collectiviste, va rejoindre la tendance communiste plus tardivement.
Outre le fait qu’iels critiquent le caractère perçu comme « parlementariste » du collectivisme, les communistes comme Malatesta rejettent l’idée qu’il soit possible pour la statistique de calculer véritablement la valeur du travail de chacun.ne pour en donner une juste rétribution ; iels pointent du doigt le fait que laisser à des groupes spécifiques le soin de fixer la rétribution des travailleureuses et d’organiser la distribution paraît être la porte ouverte à la bureaucratie. On ne peut pas prévoir et déterminer précisément les besoins des êtres humains, leurs désirs et leurs capacités.
James Guillaume tente tant bien que mal d’accorder collectivistes et communistes en proposant de voir le premier comme une période de transition vers le second, mais les communistes rejettent cette idée : l’anarchie doit être appliquée immédiatement et dans sa totalité, sans transition.
Les divisions se révèlent en 1876 au congrès de Genève de l’Internationale antiautoritaire où le communisme anarchiste est clairement affirmé. Le mouvement anarchiste se divise définitivement. L’Internationale ne se remet pas de ses différentes divisions internes et disparaît après 1878.
La théorie anarcho-communiste se précise ensuite. Le rejet de la monnaie est affirmé ; la « prise sur le tas », la libre consommation des produits est affirmée : ce qui est présent en quantité peut être librement saisi, ce qui est présent en quantité insuffisante doit être rationné et distribué à celleux qui en ont besoin. C’est l’application ici du principe de « l’abolition de la valeur ». L’anarcho-communisme adhère le plus directement possible à la maxime « De chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins » et à l’idée de réorganiser l’économie de la recherche du profit à la production en vue de répondre aux besoins réels des individus.
Le communisme libertaire va à partir de ce moment dominer le mouvement anarchiste en Europe, en Amérique et en Asie, avec quelques exceptions comme en Espagne où les libertaires restent fidèles à un collectivisme qui va imprégner le syndicalisme révolutionnaire anarchiste.
Le communisme libertaire est présent dans plusieurs des grandes expériences anarchistes de la première moitié du XXe siècle, telles que la commune de Basse-Californie ou le territoire libre d’Ukraine. Des expériences anarcho-communistes sont aussi tentées dans le cadre de la Révolution Sociale Espagnole de 1936, mais le principe dominant soutenu par la CNT espagnole à cette période reste le collectivisme.
Parallèlement à la marginalisation du mouvement anarchiste dans la seconde moitié du XXe siècle, l’idée communiste rentre progressivement en crise.
Avec l’ébranlement à l’échelle globale du modèle communiste à l’ère poststalinienne, les critiques du planisme économique (entre autres le « problème du calcul économique » de Ludwig von Mises et le « problème de la connaissance » de Friedrich Hayek) deviennent plus prégnantes.
L’anarchisme peine dans un premier temps à s’adapter, au même titre que le communisme, mais les grands mouvements sociaux des années 60-70 permettent – le plus souvent hors des cadres des organisations traditionnelles – le développement de nouvelles réactualisations de la pensée économique vieillissante de l’anarchisme social.
Ce regain de réflexion aboutit à la théorisation de nouvelles idées économiques cherchant à répondre aux critiques du communisme et s’accompagne de la formation progressive de deux pôles théorico-économiques au sein du communisme et du socialisme libertaire, que l’anarchiste S. Nicholas Nappalos a qualifié respectivement de courant « planiste » et de courant « émergent ». Ces tendances sont cependant, il est important de le noter, des qualifications a posteriori de philosophies diverses du communisme anarchiste, et non des groupes réellement identifiés et constitués historiquement.
Les planistes sont plus proches de l’orthodoxie historique défendue par les collectivistes et un pan important des communistes libertaires. Iels reprennent la volonté de planifier démocratiquement la production, et distribuer et rationner les produits selon les besoins déterminés de façon statistique. Du fait des critiques soulevées par les théoricien.nes libéraux à l’égard du planisme – et aussi de l’exemple dramatique des failles du planisme révélées par l’échec de l’organisation économique de la Russie soviétique – certain.es socialistes libertaires entreprirent de reconsidérer clairement la question de la planification. L’exemple le plus notable est la ParEcon (Ou « Ecopar », l’économie participative), théorisée par Robin Hahnel et Michael Albert au début des années 1980. A l’image du collectivisme, la ParEcon propose le maintien d’une forme monétaire, mais se distingue en prenant un recul vis-à-vis du planisme autoritaire au profit d’une planification participative.
Le processus de préparation d’un plan n’est pas le produit de statisticiens, de spécialistes, mais celui des consommateurices et des producteurices ; la planification se fait par un processus itératif dans lequel les consommateurices individuel.les et les conseils listent leurs besoins individuels et collectifs, et les producteurices indiquent leurs capacités de production et leurs besoins en produits à transformer – Les lieux de travail s’autogèrent et sont libres de déterminer eux-mêmes la façon dont ils entendent répondre à la demande. On notera au passage l’apport de la ParEcon à la question de l’autogestion et de la suppression de la hiérarchie sur le lieu de travail. Une instance de calcul central – pouvant être entièrement automatisée et informatisée -, prenant en compte ces listes d’offres et de demandes, établit une liste de prix des marchandises reflétant les coûts « sociaux et environnementaux » des produits et la capacité de production qui leur est attachée. Face à cette proposition de prix, les consommateurices peuvent entreprendre une nouvelle liste de leurs désirs de consommation en fonction du nouveau prix des produits, et le processus correctif recommence, jusqu’à un point d’équilibrage, permettant de déterminer, pour le mois ou pour l’année selon les produits, le prix optimal des marchandises et l’objectif de production.
Michael Albert et Robin Hahnel voient dans ce système le moyen d’éviter une déviation bureaucratique et autoritaire du planisme. Ils répondent de façon adéquate aux limites de l’anarcho-collectivisme.
En dehors de la ParEcon, le courant planiste souhaite ainsi corriger les problèmes posés par un système centraliste par le planisme participatif ; un intérêt est porté aux potentialités de l’informatique dans cette vision.
Parallèlement – et d’une certaine façon, en opposition – aux planistes prend place le courant « émergeant ».
Tandis que la planification trouve ses racines historiques dans le bakouninisme ou certaines formes plateformistes de l’anarcho-communisme, avec des concepts tels que la « planification à la base » défendue par l’OPB (Organisation Pensée-Bataille) et la FCL (Fédération Communiste Libertaire) en France, l’émergence se retrouve partiellement dans les thèses originelles de Malatesta et de Kropotkine.
Les émergeant.es font une critique virulente du planisme et de l’idée selon laquelle il serait possible de faire des prévisions de production et de consommation à grande échelle et sur le long terme. Les partisan.nes de cette tendance prennent pour exemple les expériences historiques d’ « autoplanification » spontanée comme en Hongrie en 1956 ou lors de la révolution en 1917-18 en Russie et en Ukraine où, en dehors de toute planification, les individus et conseils de travailleureuses se sont librement réorganisés et associés pour gérer la distribution des biens sur une base clairement affinitaire. À l’image, sous un certain sens, des visions associationnistes des anarchistes mutuellistes et individualistes, le communisme libertaire émergeant tend à défendre l’absence de coercition dans la redistribution, qui doit être le fait d’accords interindividuels et interassociatifs.
Les émergeant.es souhaitent un dispositif « ouvert » capable d’évoluer, contrairement à un système qui risquerait de se cristalliser dans une forme ou dans une autre ; c’est un principe bien plus expérimental. Cette idée d’ « économie émergente » est liée entre autres à des écrits tels que ceux de Cornelius Castoriadis, qui critiquait le planisme sur la base d’un côté de la fluctuation des besoins personnels – et ne peuvent donc pas être prévus en avance -, et d’un autre côté sur les problèmes qu’il y aurait à faire baser une économie entière sur la formulation de ce que les individus projettent comme étant leurs besoins.
Un autre point de critique effectué par les émergeant.es réside dans la notion que le planisme hiérarchise les désirs des individus : dans le cadre du planisme démocratique ainsi, les besoins et désirs de la majorité peuvent devenir prioritaires sur ceux de la minorité.
La forme d’organisation ad hoc de l’émergence peut être aussi formulée par le concept d’économie du don (« Gift economics »).
Dans cette lignée, certain.nes anarchistes communistes anti-planistes estiment que le troc peut tout à fait subsister à petite échelle dans le cadre de la libre consommation ; c’est une position affirmée par exemple par les conseillistes et les autonomes de l’ex-OJTR dans « Un monde sans argent : le communisme ».
Au-delà des tendances planistes et émergentes, la seconde moitié du XXe voit se réactiver au sein de l’anarcho-communisme les discussions sur la question des Post-Scarcity Economics (« Post rareté »), encore d’actualité, qui portent avec elles l’utopie d’un monde où toute production a été automatisée et toute rareté des produits a été abolie, ouvrant la porte à une libre consommation intégrale.
La Post-Scarcity est liée souvent ainsi à la critique du travail et aux positions pro-productivistes. Il en résulte des tensions avec les courants critiques du collectivisme ; les partisan.nes des Post-Scarcity Economics sont par exemple le plus souvent des écomodernistes, rentrant en contradiction avec les partisan.nes de la décroissance. Ces questions, in fine, touchent cependant la majeure partie de la gauche anticapitaliste.
Toutes ces questions portant sur le planisme, l’économie du don, la « post-rareté », sont encore d’actualité, sans être nécessairement adressées de front. Les thèses les plus modernes – le ParEcon ou l’organisation ad hoc des « émergent.es » - peinent à s’imposer. L’anarchisme social reste bloqué entre ses références à ses racines théoriques, à son « orthodoxie », et ces systèmes contemporains, qui sont souvent ignorés. La pensée économique a du mal à être discutée clairement au sein de l’anarchisme et est bien souvent mal comprise.