Vers une cartographie de l’idée autogestionnaire. Partie II
par Rosenklippe
mars 2020
Nous avions vu dans le dernier numéro qu’il était possible de présenter l’anarchisme comme une idée tiraillée entre deux forces contradictoires : la volonté de réaliser l’égalité la plus optimale entre tous les membres de la société d’un côté, en supprimant les sources structurelles d’inégalité, et de l’autre le désir de donner à l’individu le degré le plus avancé de liberté, en supprimant l’autorité.
Cependant, dans les faits, l’origine de l’anarchisme ne tire pas tellement ses sources de l’un ou de l’autre de ces extrêmes. Si l’on cite parfois le communisme utopique (que l’on pourrait rapprocher du communisme pur que nous avons décrit dans le dernier article) ou l’« égoïsme » du philosophe individualiste allemand Max Stirner (Que l’on pourrait rapprocher de l’individualisme pur que nous avons décrit) comme précurseurs de l’anarchisme, dans les faits, le premier anarchisme se place sans doute vers le milieu, alternativement comme combinaison ou rejet des deux extrêmes.
Proudhon, « père de l’anarchie », s’inscrivait exactement dans cette idée de « troisième voie », ni vraiment communiste ni vraiment individualiste. Cette position était, par ailleurs, aussi celle adoptée par ceux que les marxistes appelleront les « socialistes utopistes », tels que Charles Fourier, Robert Owen, Saint-Simon ou encore Pierre Leroux. Ce dernier, par exemple, se montrait critique à l’égard de ce qu’il nommait « individualisme absolu » et « socialisme absolu ». Pionniers du socialisme radical, les utopistes formèrent la matrice de l’anarchisme autant que du marxisme. Ils furent cependant rapidement critiqués puis rejetés ; leur utopisme poussé à l’extrême -Fourier en est peut-être le meilleur exemple-, leurs conceptions politiques parfois étrange –beaucoup d’entre eux défendaient leurs idées notamment sur des bases religieuses-, leur rejet, assez souvent, d’un programme concret de changement politique au profit de l’établissement de communautés utopiques, ou encore leur ignorance de l’idée de la lutte de classe au profit de l’alliance avec la bourgeoisie… tous ces éléments furent lourdement critiqués par les partisans du « socialisme scientifique » -une expression provenant originellement de Proudhon, puis reprise par les marxistes-.
Il est clair que les socialistes utopistes et leurs disciples eurent une influence marquée sur Proudhon et sa pensée, bien que ce dernier cherchât activement à se démarquer. Le principe « mutuelliste », défendu par Proudhon, existait aussi sous une certaine forme dans les thèses Fouriéristes ou Owenistes – et, si le terme « mutuellisme » vient en France des canuts Lyonnais qui inspirèrent beaucoup Proudhon, aux Etats-Unis, le « mutualism » est mentionné pour la première fois par des utopistes owenistes, de façon complètement indépendante au mouvement ouvrier français. Les utopismes sont notables aussi pour leur préfiguration de certaines facettes de l’anarchisme ; par exemple les fouriéristes sont des acteurs très important du socialisme coopératif, qui visait à rendre à affranchir les travailleurs par l’autogestion. Les mutuellistes owenistes comme Josiah Warren – considéré dans l’histoire de l’anarchisme américain comme un précurseur du mouvement libertaire aux Etats-Unis – expérimentent aussi très tôt avec l’idée d’échange équitable, et de « vente à prix de revient », qui sont des thématiques largement reprises par les mutuellistes proudhoniens.
Le « mutuellisme », chez Proudhon, est un principe économique clef. Il consiste en l’application du principe de réciprocité – traiter autrui comme l’on voudrait être traité soi-même – à l’économie, notamment l’échange, en le balançant ; en dans le politique par le replacement des hiérarchies par la libre association, ou plutôt, par la libre coopération. Proudhon rejette le communisme qui souhaite abolir l’échange au profit de la communauté des biens ou leur rationnement par la distribution. Il rejetait aussi l’individualisme, le « laissez-faire » débridé. Comme nous le verrons, Proudhon se montrait relativement sceptique à l’égard du marché tout à fait libre.
Il entend donc réaliser le « mutuellisme » dans le marché, par le principe qu’il nomme « organisation de l’échange ». Les socialistes utopistes mettaient – à l’image, dans un certain sens, de Marx qui plaçait au niveau du processus de production le cœur de l’exploitation capitaliste – l’exergue sur la nécessité d’ « organiser le travail », par la création de communautés et d’associations productives ouvrières, de phalanstères, et par le dépassement de la nécessité de l’échange.
Proudhon, quant à lui, se positionnait en faveur de la primauté de l’organisation de l’échange et de la « libération du crédit ». Pour lui, l’exploitation capitaliste prenait place dans les échanges inégaux imposés entre acteurs économiques ; entre le travailleur producteur et le travailleur consommateur il existait un certain nombre d’intermédiaires (employeurs, spéculateurs, propriétaires terriens, l’Etat…) qui tiraient sur le travail un tribut, l’ « aubaine ». Il serait complexe de revenir ici de façon concise sur la nature de l’exploitation capitaliste comme elle existe dans la théorie de Proudhon ; nous garderons cependant en tête qu’elle va inspirer beaucoup le concept de « plus-value » capitaliste chez Marx, tout en étant divergente et plus englobante, en ne se limitant pas à l’exploitation du travailleur par son patron mais prenant aussi en compte les inefficiences du marché qui servent de tremplin à la spéculation.
L’ « organisation de l’échange » devrait viser à la suppression des intermédiaires existant sur le marché en reliant immédiatement consommateur et producteur. Proudhon se montre ainsi très favorable aux coopératives de consommation « fermées », démocratiquement gérées, cherchant à compresser le plus possible le prix des produits et ne les vendant qu’aux adhérents de la coopérative : outre le rejet des logiques de profit pures et les économies permises par l’achat en gros, la garantie de l’écoulement des produits permise par le fonctionnement des coopératives de consommation permettait également de réaliser une garantie pour l’écoulement des produits ; cela devait rendre possible le fait de ne pas chercher à faire des marges pour amortir le coût des marchandises non vendues, comme c’est le cas dans le commerce traditionnel.
Bien sûr, ces coopératives de consommation n’étaient pas complètes sans leur pendant productif ; aussi il était nécessaire de réaliser progressivement l’autogestion des travailleurs. A l’image des fouriéristes, Proudhon souhaitait l’établissement de « banques du peuple », des banques coopératives fournissant un soutien économique au mouvement coopératif, permettant par exemple de donner un coup de pouce à l’établissement de coopératives de production autonomes. Une spécificité propre à Proudhon cependant : le « crédit gratuit », l’idée selon laquelle le crédit ne devait générer aucun profit, toujours selon les lignes de « l’organisation de l’échange ». Il était inimaginable que le simple fait de prêter de l’argent puisse être source d’enrichissement : le prêt devait redevenir un outil économique au service du bon fonctionnement de l’économie en permettant des investissements, plutôt que de mener à la spoliation des emprunteurs, de ceux vivant à crédit, des plus pauvres.
Proudhon se prononçait enfin contre les taxes indirectes sur la circulation et la consommation des produits, étant non seulement inégalitaires mais retenant également l’écoulement des marchandises.
Tout ce programme devait permettre la « constitution de la valeur » ; c’est à dire la réalisation de la vente des produits à leur juste valeur, la valeur sociale du travail. Le processus de « constitution de la valeur », une fois entrepris par les mutuellistes coopérateurs, devait être généralisé naturellement par les efforts des militants ouvriers et des forces du marché favorisant supposément le travail coopératif et les produits bon marché.
L’idée d’organisation économique défendue par le mutuellisme proudhonien est ultimement indissociable de sa vision politique. Considérant que l’anarchie consistait en le remplacement de la « sphère politique » étatique par la « sphère économique », Proudhon défendait l’idée d’un système de libre contrat et de libre association, et donc de libre échange, dans lequel coopératives de production et de consommation se fédèrent autour de banques mutuelles. Cependant, cela ne signifie pas que Proudhon était un défenseur du laissez-faire totalement dérégulé. Il ne considérait pas le marché comme nécessairement apte à se réguler seul, et estimait qu’un système de libre-marché soumis à des forces concurrentielles débridées était nécessairement instable et devait se conclure nécessairement en l’émergence de monopoles imposants leurs règles sur le marché.
Il souhaitait un « marché républicanisé », avec la fédération et l’assurance mutuelle des producteurs et des coopératives, la « garantie mutuelle du travail », et la réalisation d’une fédération démocratique des corps de métiers… dans ses travaux, Proudhon défend la valeur redistributive de l’impôt progressif et produit une critique du caractère inégalitaire de l’héritage. On peut voir ici des bases théoriques qui seront reprises par l’anarchisme collectiviste de l’Internationale anarchiste, à l’exemple de la fédération progressive de tous les travailleurs et lieux de travail, et la démocratie fédérale ouvrière.
Il souhaitait un « marché républicanisé », avec la fédération et l’assurance mutuelle des producteurs et des coopératives, la « garantie mutuelle du travail », et la réalisation d’une fédération démocratique des corps de métiers… dans ses travaux, Proudhon défend la valeur redistributive de l’impôt progressif et produit une critique du caractère inégalitaire de l’héritage. On peut voir ici des bases théoriques qui seront reprises par l’anarchisme collectiviste de l’Internationale anarchiste, à l’exemple de la fédération progressive de tous les travailleurs et lieux de travail, et la démocratie fédérale ouvrière.
La position centrale du mutuellisme – ni individualiste, ni communiste – sera reprise plusieurs fois. L’anarchiste russe Lev Tchorny, par exemple, reprend en 1906-07 dans son « anarchisme associationniste » les bases théoriques du mutuellisme de Proudhon, qu’il entend cependant moderniser en insistant sur l’importance de prendre en compte l’industrialisation progressive de la société à son époque et en rejetant sur le caractère non-révolutionnaire de Proudhon qui espérait pouvoir acter la transformation de la société sans confrontation directe violente avec les classes dominantes. Banques du peuple ou « loyer acquéreur » sont rejetés comme insuffisant pour pouvoir réellement socialiser le capital et abolir la propriété privée.
Aujourd’hui, la pensée de Proudhon a été reprise également par plusieurs tendances mutuellistes modernes, à l’exemple du « Two gun mutualism »[1] et des « néo-proudhoniens » - ces derniers affirment cependant ne pas vouloir imposer de « systèmes », au profit d’une « réinjection » progressive de la pensée de Proudhon dans l’anarchisme contemporain.
Ces tendances sont clairement minoritaires. De fait, très rapidement après la mort de Proudhon en 1865, cette position « centriste » du mutuellisme va céder et mener à une scission entre un mutuellisme de plus en plus marginalisé – jusqu’à sa récupération dans les années 1880 par les individualistes anticapitalistes américains comme ceux de l’anarchisme bostonien – et un « mutuellisme avancé » puis un anarchisme collectiviste (à partir des années 1868-69) qui, en contact avec la critique marxiste, va tendre de plus en plus vers le « pôle » communiste.
Cette scission sera développée dans le prochain numéro de notre journal ; on y verra la généalogie de l’anarchisme collectiviste puis communiste.