Fossé économique et déracinement social au 21 ème siècle
par Omnirath
mars 2020
“Nul n’a la plus faible idée ni des buts ni des moyens de ce qu’on nomme encore par habitude l’action révolutionnaire. Quant au réformisme, le principe du moindre mal qui en constitue la base est certes éminemment raisonnable, si discrédité soit-il par la faute de ceux qui en ont fait usage jusqu’ici ; seulement, s’il n’a encore servi que de prétexte à capituler." - Simone Weil, 1934
Peu avant la Seconde Guerre mondiale Simone Weil dans ses Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale faisait déjà constat du déracinement des individus vis-à-vis de la production. Elle prend l’usine comme exemple. De par son pouvoir normatif, cette dernière ne cherche plus comme les systèmes de production préindustriels à contenir l’action de l’Homme mais contrôler son comportement. Mais qu’en est-il aujourd’hui ? Alors que l’organisation scientifique du travail échoue à faire apparaître un homme nouveau durant le XX même siècle, ses thèses se sont répandues dans l’ensemble des théories managériales.
La pénurie de main-d’œuvre hautement qualifiée[1] entraîne un milieu hautement compétitif,l’augmentation des inégalités et leurs acceptations par la majorité, le morcellement des activités professionnelles inhérentes aux sociétés de contrôle est poussé à son paroxysme via l’informatisation des rapports humains sans consultation de leur part. Résultat de politiques de management en partie hérités du cabinet McKinsey dans les années 1970[2] ayant conservé la division des tâches (portées par Stafford Beer) sans garder les retours dynamiques dans la structure hiérarchique.

Les conséquences de ces processus sont nombreuses, notre génération est ainsi particulièrement méfiante vis-à-vis du Politique et du capitalisme (51% des 18-29 ans sont opposés au capitalisme)[3] il faut cependant distinguer la méfiance envers le Politique et la politisation. Les moins de 30 ans se sont emparés de nombreuses causes progressistes jusqu’alors déconsidérés et use d’un accès à l’information constant. Néanmoins cet engagement s’accompagne aussi d’un sentiment de résignation, d’isolement, de dépression (depuis 2013 on recense aux augmentations de 47% des épisodes dépressifs majeurs chez les 18-35 ans)[4] des troubles en hausse nette depuis ces 20 dernières années de même qu’un fossé économique entre les générations grandissant depuis la Grande récession5. Ce sont tous des symptômes de ce déracinement.
Souvent pointé du doigt les réseaux sociaux objet de distinction majeure entre les générations, il faut toutefois remarquer que l’isolement que nous connaissons n’est pas nouveau. En effet l’organisation même de la production dans des aires dédiées et centralisés (la dichotomie centre urbains/banlieues, province) est déjà l’un des principaux facteurs de l’exclusion géographique et sociale du précariat; à cela les réformistes ont tenté et tentent toujours de démocratiser l’accès aux transports en commun, un but noble et atteignable (les infrastructures sont en effet largement couvertes par des taxes comme la taxe patronale; l’augmentation de quelques points de ces dernières assurerais la gratuité totale du réseau de transport5). Mais ces projets sont malheureusement toujours écrasés par les logiques de l'économie mixte[5].
Pourtant blâmer l'évolution des moyens de communication est une approche bien réductrice, elle n’est qu’un vecteur des mutations de la société du XXI eme. Conséquemment on peut dire que la sphère d’influence sociétale augmente sur l’individu et non pour ce dernier. La connexion entre les individus par internet est une révolution comparable à l'électrification, ce nouveau plan d’Immanence mixte[6]questionne notre rapport à la nation, à la production et à l’espace politique. Cependant et c’est le cœur de l’entreprise de la Silicon Valley que de cerner au mieux “ses” usagers, étant en possession d’un moyen de surveillance décentralisé pertinent autant pour le capitalisme d'État que les acteurs économiques en augmentant la consommation inhérente aux bulles de filtres.
C’est l’atomisation de la société qui a permis à l’esclavage de perdurer de même que l’oppression des femmes ; et le capitalisme d'État s’emparent de ce procédé. De plus dans une société centrée sur la consommation de masse, l'être est par l’influence constante de la publicité ciblée poussé en dernière instance à idéaliser sa condition et la projection qu’il a de son environnement. L'évènement vécut par procuration qui n’a guère à envier l’hyperrealité (Simulacres et Simulation,1981) [7] mixte où le faux et la simulation prôné par l’entreprise capitaliste sur nos téléphones par la publicité par exemple devient l’essence même de l’existence. Or comment se satisfaire d’un monde où travail et abnégation pour soi ou pour l'État sont les maîtres mots. La souffrance qu’elle soit psychique ou physique fait partie des devoirs tacite du citoyen.
Comment de par ce constat s’inscrivant autant dans une organisation du Politique que dans les corps et les esprits peut ont métamorphosé l’inespoir d’une génération ?
C’est à la libre association, aux syndicats aux coopératives à l’agonistique politique (le consensus démocratique qui nait d’une adversité sous-jacente) que l’on doit la conquête des rares progrès sociaux dans des contextes parfois plus durs encore. Notre siècle offre, évènement rare dans l’Histoire de nouveaux plans de subversion. Il est désormais temps pour la philosophie politique de fonder face aux continuelles épreuves du “capitalisme” une réponse, un lien entre la figure de l’intellectuel éclairé et le peuple engagé car même résigné il restera toujours la première force en présence.
1)Dominic Rushe. 2019. « There’s a war for people’: strong jobs market belies a shortage of skilled workers» The Guardian https://www.theguardian.com/business/2019/sep/16/theres-a-war-for-people-strong-jobs-market-belies-a-shortage-of-skilled-workers
Marc Loriol. Le(s) rapport(s) des jeunes au travail : Revue de littérature (2006-2016) . [Research Report] Rapports d’étude en ligne n°2017-02, INJEP CNRS. 2017, 100 p. ffhalshs-01469875f
2) Daniel Markovits. 2020. «How McKinsey Destroyed the Middle Class » https://www.theatlantic.com/ideas/archive/2020/02/how-mckinsey-destroyed-middle-class/605878/
3) Pew research center.2011. « Little Change in Public’s Response to ’Capitalism,’ ’Socialism’ » https://www.people-press.org/2011/12/28/little-change-in-publics-response-to-capitalism-socialism/?src=prc-number
Pew research center.2019 « generation-z-looks-a-lot-like-millennials-on-key-social-and-political-issues.» https://www.pewsocialtrends.org/2019/01/17/generation-z-looks-a-lot-like-millennials-on-key-social-and-political-issues/#gen-zers-and-millennials-share-views-on-politics-and-policy-large-generational-gaps-among-republicans
4) BCBS Health Index. 2018. https://www.bcbs.com/sites/default/files/file-attachments/health-of-america-report/HoA_Major_Depression_Report.pdf
Fenaba R. Addo and Yiling Zhang. 2019 «The emerging millennial wealth gap» https://www.newamerica.org/millennials/reports/emerging-millennial-wealth-gap/the-millennial-racial-wealth-gap/
5) Cohabitation entre le secteur public et le privé (typique du modèle économique européen depuis la fin de la guerre), le capitalisme d'état en est une application.
6)Les réseaux ne peuvent être pensés à l’extérieur de la société, malgré cela ils présentent des caractéristiques qui lui semble transcendant, il n’est pas à l’origine d’un nouvel espace du Politique mais une nouvelle et concrète instauration d’un espace de délibération.
7) Le concept de Baudrillard exprime une déconnexion entre le salarié et sa place dans le système, asséné par un ensemble permanent d’images, de codes et d’informations sa ( entre le réel vécu et la fiction n’a plus alors de sens. De ce continuum émerge un ensemble de représentations propre à la société de consommation. En témoigne l’idéalisation des interactions sociales et de nos propres images sur les réseaux sociaux où chaque personnes devient un acteur normatif vers lequel nous cherchons tous à tendre consciemment ou non.
8) Guillaume GONTARD. 2019 Mission d’information«La gratuité totale des transports collectifs : fausse bonne idée ou révolution écologique et sociale des mobilités ?» .http://www.senat.fr/rap/r18-744/r18-7442.html