L'Être de la bureaucratie
par Gecko
mars 2020
« Quand une affaire est sur le tapis depuis longtemps, il peut se produire, même avant qu’on ait fini de tout peser,qu’elle se trouve liquidée à la vitesse de l’éclair par une décision fort juste en général mais arbitraire […] personne ne peut jamais découvrir quel est le fonctionnaire qui a tranché la question ni les motifs qui l’y ont poussé. Seuls les services de contrôle arrivent à trouver cela, beaucoup plus tard […] Ces décisions, comme je vous le disais, sont parfaites la plupart du temps. Le seul ennui c’est qu’en général on les apprend trop tard et que l’on continue à discuter passionnément sur des affaires réglées depuis longtemps. » – Franz Kafka, Le Château (1926), 95-961 –[1]
I. Qu’est-ce que la bureaucratie ?
La bureaucratie c’est le pouvoir des bureaux. Max Weber définit ainsi son idéal-type[2] : des individus au service d’une autorité unique dans le cadre d’obligations impersonnelles[3], répartis dans une hiérarchie formelle[4], affectés par contrat à une unique fonction, recrutés sur la base des compétences, rémunérés à échéances fixes selon un grade, ce qui inclut une carrière, contrôlés systématiquement et qui n’ont pas la propriété des moyens de production[5] . Le politique ordonne, un ministère planifie, un bureau décide de l’investissement, un secrétariat répartie la dépense, un service local fait les commandes, les résultats remontent, des ajustements sont faits et ainsi de suite. C’est un système impersonnel qui désindividualise le titulaire de l’ordre, un maillon dans la chaîne qui ne fait que sa mission.
L’existence d’une bureaucratie n’est pas intimement liée à celle d’une fonction publique. Elle naît du besoin d’organiser donc de déléguer des tâches de gestion à des personnes en-dehors de la production. La seigneurie banale en France, établie dans les campagnes, a dû se doter d’une armée de ministériaux (prévôts, sergents, maires…) pour assurer la levée des taxes. Elle naît aussi du besoin de contrôler. Le polyptique [6] d’Irminon au IXème siècle permet à l’abbé de Saint-Germain-des-Prés de faire l’inventaire de ses dépendances. Cet ouvrage de rationalisation nécessite une main d’œuvre qualifiée, capable de calculer, écrire et donc spécialiser et lever des taxes supplémentaires.
II. La planification d’État
L’exemple le plus caricatural est celui de l’Union soviétique. Le coup d’État d’octobre et la guerre civile laissent une société post-révolutionnaire exsangue au début des années 1920. Un « parti ouvrier » dirige un pays… vide d’ouvriers. Afin de ré-industrialiser, l’État s’appuie sur l’appareil du parti. Cette nouvelle bureaucratie s’autonomise de la société civile et tend à combler le vide laissé par la bourgeoisie : « l’État devient sa propre base sociale. »[7]
La Critique pérenne tergiversera toujours sur la terminologie pour avancer que la bureaucratie n’est pas une classe mais seulement une couche sociale[8]. Nous y reviendrons car la présente perspective suffit. Contrairement à un bourgeois, l’apparatchik ne dispose pas individuellement des moyens de production. Il est salarié et c’est sa seule source de revenus. S’il démissionne, il perd tout. Au contraire, si l’actuel yankee-en-chef se fait mettre à la porte, il ne perd pas son capital. La propriété privée est assez diffusée dans la société et tant qu’elle sera garantie, la bourgeoisie pourra dormir tranquille sans être contrainte à diriger par elle-même.
De leur côté, les bureaucrates soviétiques disposent collectivement des moyens de production au nom de l’État. C’est pourquoi ils se sont acharnés jusqu’à obtenir lors de l’ère Brejnev le « respect des cadres » : postes à vie, patrimonialisation de la fonction, sécurité… Mais dans une économie qui tire sa légitimé du plein emploi, ils restent faibles dans la négociation avec les ouvriers donc à l’affût de la moindre opposition. Comprenez bien, sauf la répression rien ne les protège à la tête de l’État. Leur propre idéologie est une façade tout au plus, ils ne sont que tolérés.
III. La providence trahie
Chez nous, dans le monde libre, nous avons eu le droit à l’État-providence et au règne des grandes firmes au moins jusqu’aux années 1970. Après la guerre, il fallait former rapidement des administrateurs capables de participer à la reconstruction et de moderniser le pays (création de l’ENA et de SciencesPo[9]). Leur recrutement sur concours a notamment contribué à la montée d’une petite-bourgeoisie culturelle. Après leurs études, ils intègrent la haute-fonction publique mais aussi les grandes entreprises nationalisées. C’est la technostructure[10] : « un appareil collégial de décision qui regroupe dans les grandes entreprises tous les détenteurs d’un savoir spécialisé »[11].
Avant les années 1980, elle appuyait l’hégémonie de la classe ouvrière. Ses syndicats négociaient aux côtés du prolétariat pour obtenir de meilleurs salaires et limiter le pouvoir des actionnaires. Le tournant du néolibéralisme peut donc être analysé comme un retournement d’une technostructure qui a prouvé sa compétence, s’est enrichie et détient désormais du capital. Elle fusionne avec une partie de la bourgeoisie dirigeante salariée et épouse sa façon de penser. C’est la naissance du prototype du manager.
On doit la considérer comme une classe sociale pour saisir cette rupture.
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L’État se désengage de l’économie. La vie politique s’est fonctionnarisée et les experts, armés de la raison techno-scientifique, règnent. Face à cette spécialisation, les politiques deviennent de simples exécutants. Le pantouflage[12] sert de catalyseur, diffusant la nouvelle doctrine des entreprises à la fonction publique.
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La vieille bourgeoisie qui n’a pas suivit le mouvement se retrouve concurrencée par la montée en puissance de cette nouvelle classe. Elle se rétracte dans la réaction et déserte la firme.
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La classe ouvrière trahie est marginalisée au sein du prolétariat. Sa propre machinerie syndicale tourne à vide et s’alourdit. Elle subit la débandade des acquis sociaux et les délocalisations sans broncher.
IV. La maladie du libéralisme
Entendez-les quand ils parlent de dégraisser ! Ce serait drôle si on parvenait par généalogie méthodique à démontrer que c’est eux l’appendicite aiguë de notre monde !
Quand ils enjoignent à démonter l’appareil d’État et flexibiliser la firme, il ne s’agit pas de tuer la bureaucratie mais de l’étendre[13]. Ils ont délégué leur travail en nous jetant tous dans un océan de formulaires, de démarches administratives, de paperasses. À leur service, nous consignons chaque aspect de notre vie. Par contre ils en gardent le commandement. Justement, ce sont eux les plus efficaces.
Karl Polanyi[14] démontrait que le marché autorégulateur est une invention du XIXème siècle. Pour le mettre en œuvre à grande échelle (en préservant les monopoles hein, on n’est pas chez Benjamin Tucker ici) il faut une bureaucratie colossale qui consigne chaque sursaut de la bourse, chaque signature de contrat, chaque mouvement spéculatif. Le temps techonomique[15] demande une formidable logistique : le parasite ne forme qu’un avec le corps, il respire par son nez, pense par sa tête, vit par son cœur, marche par ses jambes…
En URSS, la bureaucratie ne pouvait obtenir ses privilèges que sous la forme d’abus de fonction. Son idéologie communiste contredisait cette corruption tout comme notre vieux républicanisme se retourne contre les moins précautionneux de nos dirigeants. Désormais, chacune de nos traces, nos relevés, notre idéologie gestionnaire bâtarde, notre rationalisme de chaumière… nous ligote à leur fantasmagorie. Nous sommes leur complice d’idéologie. Nous écrivons pour eux et nourrissons leur gigantesque inventaire. Il ne s’agit plus de l’argent qui s’abstrait de l’objet, devient marchandise et forme un monde à part. Maintenant c’est la bureaucratie qui dans un ample mouvement s’en va coloniser la noosphère. Nous sommes tous prisonniers de cette entreprise instrumentale démente.
V. Ouvertures
Même une association, la plus libertaire soit-elle, a besoin d’un minimum de gestion. Le courrier, le journal, les cotisations, les achats de banderoles, les factures du local… Ce sont les plus militants d’entre nous qui s’en chargent. Le temps passant, il arrive régulièrement que le service rendu devienne service « à conditions », que le poste devienne la rétribution militante. Les plus investis, les plus dogmatiques, les plus radicaux font carrière, prennent en main, monopolisent et finalement imposent leurs idées.
Une fois encore, seule une analyse fine des hiérarchies et de leurs productions permet de comprendre le processus. La pensée grossière ne voit pas au-delà du parasite et ne peut prévenir la contamination. Concevoir les hiérarchies c’est comprendre les rapports de grandeurs dans lesquels s’inscrit l’économie, les interactions qui font et défont les classes. Ainsi, et sans trop nous avancer, nous pouvons observer que la classe montante – et sans doute la plus révolutionnaires dans le paysage français – est celle des petits propriétaires de la périphérie. Notre petite-bourgeoisie culturelle se noie, sa vision est passéiste, ses lamentations pitoyables. Elle ressemble beaucoup à la vieille aristocratie. Toutes deux ont fini par perdre le monopole de la production légitime du sens. Sous peu, elle n’aura plus son mot à dire, sa propre critique sera le jouet d’autre, elle ne fera qu’entériner. Elle agonise et bientôt le système l’expulsera définitivement. Quel est alors le rôle de la critique des hiérarchies ? Ne pas tomber dans le piège tentant de la mélancolie ! Il faut se masquer et dévoiler les camouflages, s’enchaîner et dénoncer les entraves, produire, produire encore et toujours, jusqu’à la nausée !
Notes et références
1) Version pdf: http://ekladata.com/QAPtMO27HuI4V0hLEhOUd3sv0Nw/Kafka-Le-Chateau.pdf
2)Économie et société t1 : Les catégories de la sociologie, Paris, Pocket, 2003(1921).
3) Ils sont interchangeables dans leurs fonctions.
4) Tout est écrit, le rôle de chacun est sur un bout de papier (même s’il reflète pas les rapports de pouvoir réels)
5) Au départ ils n’ont qu’un « salaire » grâce à leur fonction.
6) Registre de droits et de redevances écrit sur des tablettes ou des parchemins rattachés les unes aux autres.
7) David Mandel. « Sur la nature de l’autoritarisme soviétique », Critiques socialistes, 1, automne 1986, pp. 87-99.
8) Claude Lefort. « XII. Qu’est-ce que la bureaucratie ? », Éléments d’une critique de la bureaucratie, Genève, Librairie Droz, 1971, pp. 287-314.
9) La première est crée en 1945 et la seconde devient publique la même année.
10) John Kenneth Galbraith. Le Nouvel État industriel, traduit par Jean-Louis Crémieux-Brilhac et Maurice Le Nan, Paris,Gallimard, 1967(1968).
11) Frédéric Teulon. Vocabulaire économique, Paris, Presse Universitaire de France, 1996, entrée 664.
12) Quitter le service d’État pour aller dans le privé (et réciproquement), souvent dénoncé comme conflit d’intérêt.
13) Béatrice Hibou. La bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale, Paris, La Découverte, 2012.
14) La Grande Transformation, Aux origines politiques et économiques de notre temps, traduit par Maurice Angeno et Catherine Malamoud, Paris, Gallimard, 1983(1944).
15) Nick Land. « Accélérer le capitalisme », Laurent de Sutter éd., Accélération !, Presses Universitaires de France, 2016, pp. 69-82. La technologie et l’économie sont des produits d’un choix de renonciation à l’origine de la rente, le capitaliste renonce au plaisir immédiat pour « mettre de côté » ou principe des « détours de production » de Böhm-Bawerk. L’augmentation du capital est un processus de maîtrise du temps.