Quand le gouvernement parle, le peuple écoute
par Gecko
février 2020
Concepts
- concept opérationnel : voir parenthèse page 3, terme de Herbert Marcuse
- éthos préalable : comment notre manière d’être influence la façon dont les autres perçoivent notre discours avant même que nous le prononcions
- hypercorrection : fait de vouloir « trop bien parler » ou de se forcer à adopter une façon de parler qui n’est pas la notre afin de s’intégrer
- idéologie communicative : voir introduction, terme de Josiane Bonnet
- pragmatique : branche de la linguistique qui étudie le langage dans sa pratique, comme produit de l’action et participant à l’action
- raison instrumentale : raison qui se veut objective et analyse la réalité sous l’angle du calcul coût/intérêt en cherchant les applications les plus économiques, elle s’appuie généralement sur la rationnalité-calcul (fait d’étaler des chiffres pour épater l’auditoire et démontrer sa scientificité)
- réification : transformation d’une chose abstraite (un individu par exemple) en objet (des chiffres par exemple)
- syllogisme : raisonnement déductif rigoureux connu sous la forme de prémisses (A et B) et d’une conclusion (C) comme : Socrate est un homme (A), Or tous les hommes sont mortels (B),Donc Socrate est mortel (C). Cette forme particulière quand elle est bien mise en place (et qu’il y a des liens logiques cohérents entre A, B et C) le rend « incassable » au sens que pour invalider le C il faut au moins pouvoir démontrer que A ou B est faux.
- technolecte : ensemble de mots spécifiques employés par une certaine sphère, ou une profession, qui a pour conséquence l’exclusion de la conversation de ceux qui ne les maîtrisent pas comme la langue de bois des politiciens ou deux « gamers » qui discutent d’un jeu vidéo qu’ils adorent en utilisant des termes incompréhensibles pour les novices}
On remarque dans la bouche de nos représentants, appuyés par la puissance de l’expertise gouvernementale, une sorte de constance dans la croyance en l’objectivité des affirmations assénées. L’idéologie communicative c’est « la pédagogie », « l’écoute », « la participation » mais pas « le blocage », « la violence », « la colère ».
Cette raison instrumentale prend corps dans les apparitions publiques des gouvernants vêtus de costumes cintrés, serrés, droits, impeccables, en harmonie avec des mots épurés, simplifiés, évidents. Ils répètent des propos qui font consensus, « tout le monde le sait », et en appellent à leur raison technique de fonctionnaires formés et de techniciens formatés, à grand coup de technolecte.
Exhumons un instant le vieux schéma de communication de Shannon et Weaver et imaginez-vous un peu. Vous avez rapidement étudié la linguistique, lu quelques bouquins de « philo analytique », vous occupez une belle fonction et vous vous retrouvez à devoir communiquer avec vos semblables. Bon, il va falloir faire attention au choix des mots et vous connaissez tous les biais grammaticaux et cognitifs liés à l’usage de la parole.
Vous avez demandé à vos experts de plancher sur le sujet, ils ont travaillé dur et rendu des rapports complets très minutieux, tellement que vous ne les avez pas lu… mais chacun sa spécialité. Cela importe peu car pour vous, armé de la puissance de la raison instrumentale fourni par l’appareil bureaucratique et des éléments de langage préparé par votre cabinet, vous êtes prêt à défiler pour défendre votre réforme.
La raison d’être du syllogisme est que si un contradicteur veut démonter votre conclusion (3) il doit contester au moins l’une des prémisses (1 et 2). Déjà se pose un premier problème car dans ce cadre-là, vous, représentant du peuple, arrivez devant le peuple, sur un plateau télé par exemple, sans aucune envie de débattre car pour vous les les prémisses sont nécessairement vraies (grâce à l’expertise) et donc vous êtes venu convaincre. En termes de démocratie ce n’est pas génial. Mais passons et supposons que cette logique est implacable et vraie. Pourtant, il y a un mouvement populaire. Que s’est-il passé ?
1. Du bruit sur la ligne
Avec un code si parfait, plein d’éléments de langage soignés pour être répétés et de concepts opérationnels (vous savez ces fameux petits mots comme liberté, justice, autonomie, réussite… contre lesquels on ne peut pas être en désaccord puisqu’ils sont si aseptisés que leur connotation est toujours positive pour tout le monde bien qu’en réalité leur dénotation – ce qu’ils désignent – renvoi à quelque-chose de différent pour chacun) si l’interlocuteur ne vous a pas compris c’est qu’il y a eu du bruit sur la ligne. D’où viennent ces parasites ? Au hasard : les « fake news » qui polluent votre bel espace public, les populistes, ces démagos qui font rien que pas débattre, ou c’est parce que les gens n’ont pas bien entendu parce qu’ils n’étaient pas devant la télé. Dans ce cas-là que faire ? On va recommencer, se rapprocher des gens, parler plus fort, répéter, répéter, répéter… affiner le message, le polir jusqu’à qu’il brille.
2. Les gens sont de mauvaise volonté
Si ça se trouve, c’est parce qu’ils vous écoutent pas. Ils ont refusé de vous écouter. Pourquoi ? Parce qu’ils sont trop idiots. La raison instrumentale du gouvernement est opposée à la raison pathologisée (malade) du peuple. Il ne comprend pas donc il a un problème (éducation, mauvais discours populistes, etc.). Le peuple est dans l’affect (l’émotion), il manque de bon sens. Par contre s’ils sont trop idiots, ils n’ont pas pu agir seul donc ça ne vient pas d’eux, c’est forcément des politiciens véreux (certains de vos semblables qui ont mal tourné). Il faut dénoncer les symptômes et soigner. C’est ça la belle part de la rhétorique de l’évidence : vous montrez l’intégralité de votre mépris vis-à-vis de votre interlocuteur en vous abaissant – bon prince – à son niveau d’inculte illettré. Et puis de toute façon, s’ils sont dans la rue (et qu’ils n’ont pas compris) on ne peut plus rien faire. Ils ne veulent pas débattre donc ce ne sont pas des citoyens (alors que c’est vous qui avez refusé le dialogue démocratique en premier je rappelle). Vous les réifiez (ce ne sont plus des citoyens mais des bêtes ou des objets) et dans ce cas, les violences policières sont parfaitement justifiées.
3. Peut-être que je n’ai pas été assez clair ?
Là, c’est l’étape ultime. La plus difficile car elle implique de se remettre en question. Je vous arrête tout de suite, il ne s’agit pas de remettre en question le contenu du message ! Si les gens n’ont pas compris, c’est que vous n’avez pas été assez clair, le code n’était pas parfait, vous avez manqué de pédagogie. Alors dans votre humilité, vous allez vous confondre en excuse parce qu’ils ont été trop idiot pour vous comprendre mais ce n’est pas de leur faute, après tout c’est vous, plein de votre savoir académique et de votre compétence (qu’ils vous ont accordé je rappelle), qui avez oublié que vous vous adressiez à de simples citoyens.
En réduisant le langage à des problèmes d’énoncé on arrive à l’idée que la communication n’est qu’un problème de système logique, de pouvoir des mots et de puissance de la phrase. Mais c’est oublier que le discours ne sort pas du néant, il faut prendre en compte :
-
la propriété du parlant (son statut social, sa place dans la société, son parcours, sa légitimité, en bref : son éthos préalable)
-
la propriété de la parole qu’il utilise (le vocabulaire qu’il emploi lié à son capital culturel, ses formulations,tournures de phrase…)
-
la propriété de l’institution qui le laisse parler (parce qu’on ne parle pas nulle part, il y a un contexte de communication comme un plateau télé où vous êtes le centre de l’attention des caméras, une vidéo YouTube avec la crainte des retours en commentaires, un débat à la salle des fêtes…).
Si la pragmatique a apporté à la linguistique l’importance des contextes dans lesquels nous parlons et celle de la pratique de la parole dans la connotation des mots, la sociolinguistique a montré que nous avons usages différenciés de la parole et que ces usages sont structurés. Cela signifie qu’ils sont déterminés par des faits sociaux.
William Labov a démontré que la variation de l’accent que l’on mettait sur les mots et le ton qu’on emploie peut être corrélée à notre classe sociale. Par exemple, dans son étude, les employés d’une boutique de luxe de New York avaient naturellement un parler soutenu (roulaient les « r »), tandis que dans l’équivalent populaire c’était moins le cas (ils s’en fichaient). Par contre, dans la boutique pour les classes moyennes (ou petite-bourgeoisie) lorsqu’on demandait à l’employé de répéter sa réponse à la question « Where are the women shoes ? » (Où sont les chaussures des femmes ?) il se rattrapait en corrigeant excessivement son « r » roulé dans « fourth floor » (quatrième étage). Le fait de sur-jouer son accent afin de correspondre à un standard qu’on imagine être la norme en vigueur s’appelle l’hypercorrection et témoigne non seulement du fait que nous avons des usages variés de la langue et qu’il n’existe pas de locuteur parfait (qui représenterait la norme) et donc que nous participons de la langue que l’on emploie en jugeant les autres et en définissant une norme.
L’idéologie est dans notre façon de parler et d’écrire même quand nous n’y pensons pas. Le vocabulaire employé par le gouvernement va au-delà des joutes et de la rhétorique des éléments de langage, c’est un vocabulaire de violence symbolique. Comme ils ne tiennent pas comptent de la posture qu’ils occupent et du cadre dans lequel ils parlent, ils ne saisissent pas le mépris qu’ils suscitent… ou alors ils sont au courant et ne font rien et dans ce cas-là c’est vicieux.
Notes et références
- Bonnet, Josiane. Le pouvoir des mots, La Dispute, réédition de 2016 (2010)
- Bourdieu, Pierre. Ce que parler veut dire. L’économie des échanges linguistiques, Fayard, 1982
- Labov, William. The social stratification of English in New York City, Center for Applied Linguistics, 1966
- Marcuse, Hebert. L’homme unidimensionnel. Essai sur l’idéologie de la société industrielle avancée, Édition de Minuit,1968 (1964)
- Viktorovitch, Clément. « Réforme des retraites, la rhétorique de l’évidence ? », Clique TV (YouTube)