Sortir du marasme : par delà synthèse et plateforme, une introduction au néosynthésisme
par Rosenklippe
janvier 2020
Rédigée en 1926, la plateforme organisationnelle « d’Archinov » a été une tentative de répondre aux faiblesses du mouvement anarchiste dans le cadre de l’après-guerre et du triomphe du bolchevisme en Russie. Insistant sur l’importance de « l’esprit d’organisation », la plateforme fait le constat de la dispersion du mouvement anarchiste et de sa désorganisation. Ces-dernières menaçaient de le couper des « classes travailleuses » et étaient considérées comme la raison de l’échec des organisations libertaires russes dans le cadre de la révolution de 1917.
Adoptée par l’organisation anarchiste la plus importante du moment, l’Union des Anarchistes Communistes (UAC), la plateforme en appelle à la reconnaissance de la lutte de classe et pose les bases d’un mouvement structuré. Malgré la justesse de ses critiques, là elle n’en comportait pas moins des défauts et des ambigüités notamment son rejet catégorique de l’anarchisme individualiste et du syndicalisme au profit d’une ligne strictement communiste libertaire et révolutionnaire. Ses thèses sont comparées – abusivement – aux idées défendues par le communisme léniniste. Très rapidement la polémique naît et une opposition prend forme au sein de l’UAC.
Les critiques de la plateforme pointent du doigt son centralisme ; la « Réponse de quelques anarchistes russes à la plateforme » (1927) émet un désaccord sur l’idée d’imposer une « ligne générale pour tout le mouvement » et considère que l’anarchisme ne se limite pas à un « grand mouvement social des classes laborieuses » mais est aussi « en une belle idée » et « une pensée scientifique et philosophique ». Cette « réponse à la plateforme » considère que l’anarchisme doit être, outre la manifestation de la lutte de classes, un principe « humanitaire et individuel » : la synthèse est née. Enfin, elle émet des réserves sur la volonté de la plateforme de se considérer comme une sorte d’avant-garde éclairée de l’anarchisme.
En 1927, c’est la rupture : les critiques de la plateforme font scission et créent l’Association des Fédéralistes Anarchistes (AFA). Son texte fondateur, « la synthèse anarchiste », rédigée par Sébastien Faure en 1928, réaffirme l’importance de la l’union des différentes tendances défendue par la « réponse ». Son texte est néanmoins une simplification de la synthèse de 1927, qui passe sous silence la question de la lutte de classe par exemple.
Par son pluralisme, la synthèse aurait dû permettre la formation d’une association anarchiste « de masse ». Dans les faits, la scission et l’opposition virulente entre plateforme et synthèse, puis les limites concrètes de l’action des synthésistes a pour résultat une crise du mouvement et rapidement, l’une et l’autre sont abandonnées.
Aujourd’hui, les notions de plateformisme et de synthésisme sont réduites à une vague opposition entre majoritarisme (décision par la majorité) et unanimitarisme (décision par le consensus).
Selon les mots de G. Davranche (« 1927 : Avec la plateforme, l’anarchisme tente la rénovation », Alternative Libertaire n°168, 2007), la plateforme « sera régulièrement exhumée par la suite. Et à chaque fois, ce sera moins pour son contenu que pour se démarquer du magma communautaire et marginaliste où l’anarchisme s’est parfois enlisé ». À l’inverse, les principales formations synthésistes, la FA en tête à partir de la fin de la seconde guerre mondiale, reculeront progressivement et s’éloigneront également de la synthèse de Sébastien Faure.
Le débat entre les théories a parfois été considéré par certains thuriféraires du plateformisme comme la manifestation d’une « question cyclique qui se pose à l’anarchisme – savoir s’il doit être un mouvement politique ou un milieu culturel » (G.Davranche, Ibid). Rejeter la synthèse comme s’il s’agissait d’une manifestation avant l’heure du « lifestylisme » n’est évidemment pas un constat qui lui fait justice. À l’origine, celle-ci cherchait avant tout à lier les deux tendances plutôt que d’en adopter ou d’en exclure une.
Ultimement, on peut se demander si la réponse ne se situe pas tant dans le réchauffement ponctuel de cette vieille dichotomie que dans son dépassement. L’une et l’autre n’ont offert que des solutions incomplètes mais pour des raisons différentes. La plateforme originelle n’était pas soutenable du fait de son insistance sur l’organisation, le dogme théorique et la discipline, tandis que la synthèse fut incapable de transformer ses idées en un programme concret.
LA SYNTHÈSE PRINCIPE INCOMPLET
La cause première de la faillite du synthétisme a été son caractère de principe passif.
Principe passif, car après avoir constaté les dommages qui pouvaient être causés par la division entre communistes libertaires, individualistes et anarcho-syndicalistes, la synthèse s’est contentée de proclamer l’absence de contradiction entre ces courants (qui partageraient un but commun) tout en postulant que chacun d’eux peut être, selon les évènements et le milieu, la méthode la plus adaptée pour répondre aux défis posés au défis du moment.
En 1927, la « réponse à la plateforme » déclarait ainsi : « En procédant à une organisation sérieuse de nos cadres, faire tout ce qui est dans nos forces pour que les idées libertaires soient travaillées davantage, élucidées, approfondies. Tâcher, avant tout, de mettre un terme aux « contradictions » dans la théorie anarchiste, et pousser en avant, de pair avec ce travail théorique, l'œuvre d’organisation, qui sera préparée et facilitée par le travail des idées. Donc : l’organisation de nos forces au fur et à mesure de l'éclaircissement, de l’approfondissement de nos idées. ».
Concrètement, La synthèse n’alla pas plus loin. Archinov, l’un des principaux auteurs de la plateforme, déclara que « Au lieu de nous menacer pour la cent et unième fois de produire un travail théorique approfondi, les auteurs de la Réponse ne feraient-ils pas mieux d’entamer cette besogne, la mettre au point et l’opposer à la plateforme ? ». De fait, elle se simplifia, et abandonna par la suite l’idée même d’une « synthèse » des différentes tendances. Au-delà de ses déclarations de principe, elle n’a jamais avancé de réelle solution aux divisions du mouvement anarchiste. Ironiquement, elle favorisa même cette division, avec en 1928 la scission de l’UAC et de l’AFA.
Une autre de ses limites est d’avoir considéré comme principales briques constitutives de l’anarchisme l’individualisme, le communisme libertaire et l’anarcho-syndicalisme. De cette manière, elle a exclu un certain nombre de divergences théoriques. Pour la plateforme comme pour la synthèse, ce parti-pris eu pour résultat une absence de réflexion dans le domaine économique. La modernisation progressive des idées anarchistes et les expériences de sociétés libertaires se sont effectués en ordre dispersé tandis que les structures anarchistes sont restées relativement insensibles aux enseignements qu’elles pouvaient en tirer.
VERS LE NÉOSYNTHÉSISME
La désorganisation du mouvement anarchiste est un fait accomplis et nous ne pouvons y échapper, et les revendications d’une dichotomie entre plateforme et synthèse alimente cette division.
C’était une chose pour la synthèse que de souhaiter la collaboration des différentes facettes du mouvement anarchiste, sans se demander si les divisions du mouvement anarchiste ne se feraient Il faut agir par la théorie, la moderniser tout en tentant sincèrement d’unifier les différents champs théoriques de l’anarchisme (ne serait-ce que réévaluer les différentes écoles économiques anarchistes au-delà du communisme libertaire : collectivisme, ParEcon, économie libre, communalisme, mutuellisme et néomutuellisme). Il faut aussi militer et rejeter la tentation du sectarisme en favorisant la compréhension mutuelle des différentes tendances. La réalisation de l’idée fédéraliste chère à l’anarchisme n’est pas compatible avec des programmes de scission et d’exclusion, qui sont des manifestations propres au dogmatisme théorique, au puritanisme et au centralisme. De tels programmes sont même contre-productifs, car alors que les organisations s’affaiblissent, les sujets de division perdureront toujours. Avancer vers l’anarchie « aujourd’hui, demain, toujours », n’est pas possible aussi longtemps que l’on tombera dans la défense de modèles théoriques poussiéreux. Et il ne faut pas non plus sombrer dans les errements du synthésisme qui s’est éloigné rapidement de ses vraiment uniquement entre l’individualisme, le syndicalisme et le communisme libertaire. Ça en était une autre que d’aller de l’avant et constater la possibilité concrète ou non de synthétiser la variété des théories anarchistes en un ensemble cohérent au possible. La question se pose encore plus aujourd’hui où la théorie anarchiste a le potentiel d’évoluer de façon conséquente.
Le néosynthésisme doit se placer au confluent de plusieurs priorités. Il faut combattre les forces qui ont mené à l’éparpillement du mouvement libertaire. Il faut montrer une solidarité réelle entre ses différents courants en essayant de mettre un terme aux luttes intestines pour regagner en crédibilité. Il faut abandonner les vieux dogmes et s’élancer sur la voie d’une réunification des théories anarchistes – leur synthèse-tout en acceptant le pluralisme et les divergences théoriques. Enfin, il faut assumer véritablement le militantisme libertaire et porter l’idéal anarchiste sur le devant de la scène afin de lui redonner un sens dans notre société actuelle, pour pouvoir offrir une alternative (voire des alternatives) désirables.