« L'anarchisme, ce qu'il est et ce qu'il n'est pas » (1880), Joseph Labadie
janvier 2020
Note introductive des traducteurs : Joseph Labadie est un anarchiste individualiste et syndicaliste américain ; proche d’Emma Goldman et de Benjamin Tucker, il se revendique des théories politiques et économiques de ce dernier, et se définit par conséquent comme mutuelliste et associationniste volontaire. Ces vues se perçoivent dans la description qu’il fait de l’anarchisme - Rosenklippe
Vous voulez donc que je vous dise ce qu’est l’anarchisme, n’est-ce pas ?
Je ne peux qu’essayer, à ma manière, de vous faire comprendre au moins qu’il n’est pas ce que les journaux mal informés et capitalistes, les menteurs, les imbéciles et les gens malveillants disent de lui.
En premier lieu, permettez-moi d’exhorter tous ceux qui désirent apprendre la vérité sur l’anarchisme à ne pas aller voir ses ennemis pour obtenir des informations, mais à parler avec les anarchistes et à lire la littérature anarchiste. Et il n’est pas toujours sûr de prendre pour vrai ce qu’une, deux ou même une douzaine de personnes puissent en dire non plus, bien qu’elles se désignent elles-mêmes comme des anarchistes. Prenez ce que bon nombre d’entre eux disent, puis annulez les déclarations sur lesquelles ils sont en désaccord. Ce qui reste selon toute vraisemblance est vrai. Par exemple, qu’est-ce que le christianisme ? Demandez à une douzaine de personnes ou plus et il est probable que leurs réponses ne seront pas d’accord en tous points. Ils peuvent cependant convenir de certaines propositions fondamentales. Il s’agit plus probablement de la position correcte du christianisme que des déclarations faites par l’un d’eux. Ce processus d’annulation est le meilleur moyen de découvrir ce qu’est une philosophie. C’est ce que j’ai fait pour déterminer ce qu’est l’anarchisme, et c’est une juste présomption que de penser que je suis arrivé près de la vérité.
L’anarchisme, selon les mots de Benjamin R. Tucker, peut-être décrit comme la doctrine selon laquelle « toutes les affaires devraient être gérées par des individus ou des associations volontaires, et que l’Etat devrait être aboli ».
L’Etat est « l’incarnation du principe d’invasion en un individu, ou une bande d‘individus, supposant agir en tant que représentants ou maîtres du peuple tout entier, dans un territoire donné ». Le gouvernement est « l’assujettissement de l’individu « non invasif » à une volonté extérieure ».
Maintenant, gardez ces définitions à l’esprit et n’utilisez pas les mots « Etat » ou « gouvernement » ou « anarchie » dans un autre sens que celui dans lequel les anarchistes les utilisent. Les définitions de M. Tucker sont globalement acceptées par les anarchistes.
L’Etat, selon Herbert Spencer et d’autres, est né de la guerre, de la guerre d’agression, de la violence, et il a toujours été entretenu par la violence. La fonction de l’Etat a toujours été de gouverner – de faire faire aux classes non gouvernantes ce que les classes dirigeantes veulent faire. L’Etat est le roi dans une monarchie, le roi et le parlement dans une monarchie constitutionnelle, les représentants élus dans une république telle qu’aux Etats-Unis, et la majorité des électeurs dans une démocratie comme la Suisse. L’histoire montre que les masses s‘améliorent toujours dans leurs conditions mentales, morales et matérielles à mesure que les pouvoirs de l’Etat sur les individus sont réduits. A mesure que l’homme devient plus éclairé sur ses intérêts, individuels et collectifs, il insiste pour que l’autorité imposée sur lui et sa conduite soit abolie. Il souligne le fait que l’église s’est améliorée dans ses affaires matérielles, pour ne rien dire du spirituel, puisque l’individu n’est pas obligé de la soutenir et d’accepter ses doctrines ou d’être déclaré hérétique et brûlé sur le bûcher ou autrement maltraité ; au fait que les gens sont mieux habillés depuis que l’Etat a aboli les lois régissant l’habillement ; au fait que les gens mariés sont plus heureux puisque chacun peut choisir son propre compagnon ; au fait que les gens sont meilleurs à tous points de vue depuis l’abolition des lois réglementant la coiffure, les déplacements, le commerce des individus, le nombre de vitres dans les maisons, le tabac à mâcher ou les baisers le dimanche…
En Russie et dans certains autres pays, même maintenant, vous ne pourriez pas entrer dans le pays ou en sortir sans autorisation, à imprimer ou lire des livres ou des papiers exceptés ceux permis par la loi, à garder quelqu’un dans votre maison pendant la nuit sans en informer la police, et de mille manières l’individu est entravé dans ses déplacements. Même dans les pays les plus libres, l’individu est volé par le percepteur d’impôts, battu par la police, condamné à payer des amendes et emprisonné par les tribunaux – l’individu est frappé par l’autorité de nombreuses manières alors même que sa conduite n’est pas agressive ou en violation de la liberté d’autrui.
C’est une erreur souvent commise, même par les anarchistes, de dire que l’anarchisme vise à établir une liberté absolue. L’anarchisme est une philosophie pratique et ne cherche pas à faire l’impossible. Ce que l’anarchisme vise à faire est de rendre la liberté égale pour toutes les créatures humaines. Selon cette règle, la majorité n’a pas plus de droits que la minorité, les millions pas plus qu’un. Elle suppose que chaque être humain devrait avoir des droits égaux sur tous les produits de la nature sans argent et sans prix ; que le producteur d’une chose en est le propriétaire, et que ni un individu ni un ensemble de personnes, qu’elles soient des hors-la-loi ou l’Etat, ne devraient soutirer au producteur une partie de son travail à son insu ou sans son consentement ; que chacun devrait pouvoir échanger ses propres produits où il veut ; qu’il devrait être autorisé à coopérer avec ses camarades s’il le souhaite, ou à les concurrencer dans le domaine qu’il choisit ; qu’aucune restriction quelle qu’elle soit ne devrait lui être imposée dans ce qu’il imprime, lit, boit ou mange ou fait, tant qu’il n’empiète pas sur les droits égaux de ses semblables.
Il est souvent fait la remarque que l’anarchisme est une théorie inapplicable, importée par de nombreux étrangers ignorants. Bien sûr, ceux qui font cette déclaration se trompent autant qu’ils la font en étant conscient de sa fausseté. La doctrine de la liberté personnelle est une doctrine américaine, qui fut tentée d’être mise en pratique par Paine, Franklin, Jefferson et d’autres qui la comprenait très bien. Même les puritains en avaient une vague idée, car ils étaient venus en Amérique pour exercer le droit de jugement privé en matière religieuse. Le droit d’exercer un jugement privé dans la religion est l’anarchie dans la religion.
Le premier à formuler la doctrine de la « souveraineté individuelle », Josiah Warren, était un ventre-bleu de yankee, descendant du général révolutionnaire Warren.
Nous avons l’anarchie dans le commerce entre les états de notre pays, car le libre-échange est simplement une anarchie commerciale. Personne qui commet un crime ne peut-être anarchiste, parce que le crime est le fait de blesser autrui par l’agression – l’opposé de l’anarchisme.
Personne ne peut tuer quelqu’un d’autre, sauf en cas de légitime défense, et être un anarchiste, car ce serait envahir le droit égal de vivre d’autrui – l’antithèse de l’anarchisme.
Par conséquent, les assassins et les criminels ne sont généralement appelés anarchistes que par les gens ignorants et malveillants.
Vous ne pouvez pas être anarchiste et faire des choses que l’anarchisme condamne.
L’anarchisme fera du principe de possession (« Occupancy & Use », NdT) le seul titre reconnu de propriété, supprimant ainsi la rente foncière.
Il garantira à chaque individu ou association le droit d’émettre une monnaie d’échange, supprimant ainsi les intérêts sur l’argent par la coopération et la compétition.
Il nie les brevets d’invention et les droits d’auteurs, et abolira le monopole en supprimant les droits de brevetage.
Il nie le droit de tout groupe de personnes de taxer l’individu pour n’importe quelle raison, et que la taxation devrait être librement consentie, comme c’est le cas actuellement pour les églises, les syndicats, les sociétés d’assurance et toutes les autres associations volontaires.
L’anarchisme estime que la liberté dans tous les domaines de la vie est le meilleur moyen possible d’élever la race humaine à des conditions plus heureuses.
Il est dit que l’anarchisme n’est pas socialiste. C’est une erreur. L’anarchisme est le socialisme volontaire.
Il existe deux types de socialisme, archistique et anarchiste, autoritaire et libertaire, étatique et libre.
En effet, toute proposition d’amélioration sociale consiste soit à augmenter, soit à diminuer les pouvoirs des volontés et des forces extérieures sur l’individu. À mesure qu’ils augmentent, ils sont archistiques ; à mesure qu’ils diminuent, ils sont anarchistes.
Anarchie est synonyme de liberté, indépendance, libre-jeu, self-government, non-interférence, occupez-vous de vos affaires et laissez votre voisin tranquille, laissez-faire, ingouvernablité, autonomie, etc…