La Force Collective : Notes sur la question de la distribution et de la disposition de la richesse collective
par Shawn Wilbur, 2020, traduit de l’anglais par Rosenklippe
Décembre 2020
« Une force de mille hommes agissant pendant vingt jours a été payée comme la force d’un seul le serait pour cinquante-cinq années ; mais cette force de mille a fait en vingt jours ce que la force d’un seul, répétant son effort pendant un million de siècles, n’accomplirait pas : le marché est il équitable ? Encore une fois, non : lorsque vous avez payé toutes les forces individuelles, vous n’avez pas payé la force collective » - P.J. Proudhon, Qu’est-ce que la Propriété ?
Je pense que le concept de force collective, ainsi que la théorie de l’exploitation développée par Proudhon sur la base de cette force sont au moins de plus en plus connus par les anarchistes. Mais, même au sein des cercles mutuellistes, quand nous parlons d’économies non-capitalistes, nous tendons à toujours nous concentrer sur le « droit des travailleureuses à recevoir l’intégralité de leur produit », sans trop porter attention à ce en quoi ce « produit » consiste. Comment faisons nous sens des différentes contributions à la production, en incorporant l’analyse proudhonienne, pour que l’on puisse faire des propositions pratiques pour la distribution des fruits du travail ?
C’est un ensemble de questions qui pourrait facilement nous mener dans une variété de directions, mais ce que je souhaite faire est d’au moins essayer de proposer une formule générale – sur le modèle de la formule communiste « De chacun·e selon ses capacités, à chacun·e selon ses besoins » – qui puisse guider des explorations ultérieures. Ces formules ne sont pas des plans, mais elles sont des visions concises. Dans le cas communiste, si nous pouvons déjà imaginer toutes sortes de conflits et de confusions concernant les définitions spécifiques de « capacité » ou de « besoin », nous pouvons aussi assez facilement comprendre pourquoi la formule décrit un système qui marcherait très certainement, à condition que ces incertitudes soient adressées.
Nous pourrions même prendre la formule communiste comme une expression plus générale recouvrant l’ensemble des économies non-capitalistes. Ce que la théorie de la force collective suggère est que, dans une économie bien organisée de n’importe quelle complexité, nous pouvons nous attendre à voir les contributions individuelles modestes conduire, grâce au pouvoir multiplicateur de l’association, à la subsistance de toutes et tous – même dans des cas où la contribution individuelle pourrait ne pas, s’il y avait un isolement complet de l’individu producteur, être suffisante pour remplir ses besoins individuels. Et cela ne changera pas grand-chose si la distribution des fruits du travail prend la forme de la prise au tas (libre consommation) communiste, d’un marché non-capitaliste, ou de n’importe quelle combinaison de ces approches. La distribution communiste ajoute simplement les revenus individuels aux fruits du travail collectif et les « mets sur le tas ». Si au contraire vous souhaitez diviser le fruit de l’association parmi les différents contributeur·rices, toute division qui ne soit pas trop disproportionnée avec la contribution individuelle devrait enrichir ces personnes et étendre la capacité de l’économie à soutenir celle et ceux qui ne peuvent contribuer directement. Bien sûr, en dehors d’une économie capitaliste – où les contributions signifient essentiellement la capacité à créer un profit pour des capitalistes – il y aura beaucoup moins de préoccupation à propos de la capacité à contribuer. Mais la clef du problème, quand il s’agira de répondre aux besoins de celles et ceux nécessitant une assistance sociale particulière, ne sera pas sur le mode de division des fruits de la force collective, mais au contraire l’organisation de l’association productive elle-même et l’accroissance des forces collectives.
La question devient celle de savoir si nous pouvons produire une formule générale ayant la même élégance que la devise communiste – une qui puisse au moins dire que « ça marche quand ça marche », bien qu’il y ait évidemment beaucoup de questions devant être adressées au sujet des capacités et des besoins. Si nous ne reprenons pas la simplicité de la « pile » communiste – si, par exemple, nous nous appliquons à éviter à l’individu l’expérience de l’exploitation, même dans sa forme la moins systémique – alors peut-être que nous devrions commencer en suggérant quelque chose comme ceci :
De chacun·e : une part du travail socialement nécessaire proportionnelle à la capacité – réalisée en conscience du contexte plus large de cette production.
À chacun·e : un moyen de subsistance – et une part de la richesse sociale produite par l’association du travail.
Mais, encore une fois, cela ne fait que souligner les complexités réelles impliquées, y compris la question de la force collective. Afin de nous attaquer plus directement à tout cela, commençons par considérer trois classes de contribution à la force collective :
1.La contribution ambiante : toutes les contributions à la force collective depuis des sources extérieures à une association de producteur·ices donné·es.
2.La contribution collective : la force collective générée par une association de producteur·ices donn·ées.
3.La contribution individuelle : la force productive d’individus isolés ou de chaque producteu·rices associé·s exercée individuellement
Nous savons que ces différents types de contributions sont interconnectés. En partant du meilleur cas possible, où les différents éléments sont en relative harmonie, l’accroissement de la force ambiante devrait décroître les contributions nécessaires aux autres échelles pour assurer la subsistance des individus, ainsi qu’accroître la prospérité générale, accommoder plus de personnes n’étant pas capables ou ne souhaitant pas travailler, etc. Le problème fondamental est de conserver la gratuité de la force ambiante, d’empêcher sa monopolisation par n’importe quelle classe ou faction, pour qu’elle puisse produire ce genre d’effets généraux. Mais nous avons essentiellement définit la force ambiante comme les contributions qui ne peuvent être attribuées à aucun individu particulier, ou même aucune association particulière, ce qui implique que si chaque personne a un intérêt à maintenir et améliorer cette force multiplicative générale, elle ne peut le faire qu’en associant plus localement leur travail tout en gardant un œil aux dynamiques plus larges.
Dans le meilleur des cas, cela signifie probablement de s’assurer que les œuvres individuelles ne soient pas ignorées, tout en étant vigilant des risques de monopolisation de la force ambiante. Et, parce que la production de la force collective est autant une question de conflit contrôlé que de simple coopération, il semble y avoir beaucoup de place laissée à l’intérêt personnel dans l’ensemble. Peut-être que très peu de choses sont nécessaires, dans ce cas, à part une sorte d’anti-monopolisme particulièrement robuste, éclairé par une sociologie anarchiste, allant au-delà des « quatre monopoles » de Tucker pour aborder la monopolisation de la force collective en tant qu’élément systémique des structures hiérarchiques.
Il est peu probable cependant que nous puissions travailler avec le meilleur scénario possible dès la défaite des institutions hiérarchiques. La base matérielle de la société nécessitera probablement une transformation significative, ce qui prendra un certain temps. Mais nous pouvons considérer cette transition comme une chance, car ce qui sera exigé de nous dans ces circonstances difficiles n’est qu’une avancée constante vers une organisation anarchiste.
Ce processus demandera une analyse soignée des institutions que nous transformons et un nouveau réseau de consultation pour donner un feedback sur les effets systémiques de nos efforts. J’imagine qu’une transformation « complète », en supposant qu’une telle chose soit possible, impliquera l’abandon général de la forme politique et le remplacement de l’appareil gouvernemental par un nouvel appareil consultatif. La priorité sera donnée aux besoins réels, en opposition aux institutions établies par le capitalisme et le gouvernementalisme qui ne sont généralement guère adaptées à la nécessité de répondre aux besoins humains – ni même au besoin d’accroître la prospérité générale. Les initiatives potentielles seront contraintes par la transformation de la société. Et les sortes de problèmes plus abstraits de calcul ne se matérialiseront probablement pas, nos choix étant limités d’une variété de façons.
Les individus souhaitant être relativement autosuffisants auront à travailler pour les conditions sociales sous lesquelles cela est possible, souvent en travaillant avec autrui pour établir un plan d’utilisation de ressources durable. Mais certainement ces personnes pourront elles ensuite obtenir toute l’autonomie qu’elles peuvent créer aussi longtemps qu’elles ne s’engagent pas dans des actions monopolistiques ou agressives à l’égard des autres. Si ces personnes bénéficient de la force ambiante, personne n’en manque plus qu’une autre – et, ultimement, il devrait y avoir un grand nombre d’opportunités pour fournir à toutes et tous leur part d’information, d’expertise, etc… dans le domaine public.
Celles et ceux ayant plus d’affinités avec l’association auront un grand nombre d’opportunités à explorer, bien qu’il y aura sans doute beaucoup d’efforts à fournir pour supprimer toutes les formes hiérarchiques qui peuvent y subsister. L’abandon de la firme, qui n’est finalement rien de plus que la forme politique transportée dans la sphère économique, signifie que l’unité des associations sera complexe. Ce que Proudhon avait suggéré à propos des collectivités est qu’elles étaient effectivement une sorte de réel acteur social, avec leurs intérêts propres, mais que, dans une société anarchiste, ces collectivités ne devaient pas être considérées comme supérieures à l’être humain.
Tenir compte de l’égalité des êtres humains et des individualités sociales à travers différentes échelles – avec uniquement les premiers, ce que Proudhon appelait les absolus libres, capable de conscience de soi et de réflexion – nous conduit à s’interroger sur notre compréhension des relations sociales.
Il y a aussi des sortes de simplifications qui viennent avec ce genre d’évolutions théoriques, comme quand on discute de la question de la disposition de la force collective, le fait de traiter chacun·es des contributeur·rices comme des individus d’une variété ou d’une autre. Par exemple, nous pouvons commencer par assumer que dans une société anarchiste les choix à propos de la disposition des fruits du travail devraient rester dans les mains des travailleur·euses – ou à l’association reconnue comme une personne collective. Mais nous pouvons reconnaître que chaque individu, à n’importe quelle échelle, aura probablement un engagement et des intérêts complexes – (et mes articles récents au sujet de l’anarchisme individualiste devraient donner une vision intéressante de la question) – alors que, dans un même temps, chaque instance de travail plus ou moins individuel doit aussi être comprise en tant que collaboration dans le travail ambiant.
Pour comprendre la dynamique générale d’une société ou d’une économie comprise en ces termes, nous pourrions retourner au « système social » rudimentaire proposé par Proudhon dans De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, système que j’ai souvent décrit comme une « rencontre anarchiste » :
« Deux hommes se rencontrent, reconnaissent leur dignité réciproque, reconnaissent le bénéfice additionnel qui pourrait résulter pour eux deux par le concert de leur industrie, et conséquemment la garantit d’égalité, ce qui signifie économie. C’est l’ensemble du système social : une équation, et puis un pouvoir collectif.
Deux familles, deux cités, deux provinces, qui font contrat sur un pied d’égalité : il y a toujours uniquement ces deux choses, une équation et un pouvoir collectif. Cela impliquerait une contradiction, une violation de la justice, si c’était n’importe quoi d’autre »
Nous avons déjà ici l’indication d’une égalité générale des individus. Ailleurs, comme par exemple dans ses discussions portant sur ce que j’ai appelé l’ « état citoyen », Proudhon clarifie et explique que l’équation s’applique à des circonstances comme la rencontre entre un individu et l’ « état » anarchiste. Et alors l’addition des forces ambiantes à notre analyse suggère que quelque chose de très similaire apparaît quand les individus travaillent en relative isolation, ce qui pourrait nous mener à dire que toute action demande dans ce modèle la reconnaissance des intérêts d’autrui, à l’exception des cas les plus isolés, de façon générale. « N’effacez pas les œuvres » (« Don’t gum up the works »)