Qu’est ce que le bien commun ?
par Noam Chomsky, traduit de l’anglais par Omnirath
Décembre 2020
Les humains sont des animaux sociaux, le genre de créatures dont le devenir provient et dépend de façon cruciale des circonstances culturelles, sociales et institutionnelles qu’ils rencontrent au cours de leur vie.
Nous sommes de fait amenés à nous enquérir des arrangements sociaux favorables aux droits et au bien-être des personnes pour réaliser leurs justes aspirations, bref, travailler au bien commun.
Pour mettre les choses en perspective, j’aimerais invoquer ce qui me semble être quelques truismes assez abstraits. Ils se rapportent à une catégorie intéressante de principes éthiques : ceux qui sont non seulement universels au sens qu’ils sont presque commun à toutes les cultures, mais aussi car ils sont presque toujours rejetés dans la pratique.
Ces derniers vont de principes très généraux, comme appliquer à nous mêmes les normes et règles de vie communes que nous attendons de chacun, si ce n’est des règles plus sévères encore, à des doctrines plus spécifiques comme la promotion des droits de l’Homme ou des institutions démocratiques, qui sont presque universellement proclamés, même par les pires monstres de l’histoire.
Un bon point de départ serait l’essai de John Stuart Mill « De la liberté », dont l'épigraphe indique « Le grand principe directeur vers lequel convergent tous les arguments présentés dans ces pages est l’importance absolue et essentielle du développement humain dans sa plus grande diversité »
Ces paroles sont tirées d’un texte de Wilhem von Humbolt, un des fondateurs du libéralisme politique classique. Il s’ensuit que les institutions qui limitent ce développement sont par nature illégitimes, à moins qu’elles ne puissent se justifier.
L’intérêt que nous portons pour le bien commun doit donc nous pousser à trouver les moyens de cultiver le développement de l’Homme dans sa plus grande diversité.
Adam Smith, un autre penseur des Lumières aux vues similaires, estima qu’il ne devait, par des principes simples, être possible d’instituer des politiques communes aux humains. Dans sa « Théorie des sentiments moraux » il observa que « malgré un égoïsme supposé de l’Homme, il y a évidement des principes inscrits dans sa nature qui ne le rende pas complètement étranger à la bonne fortune de ses congénères et qui par là inscrivent le bonheur des autres dans sa propre existence, bien qu’il n’en tire rien directement. »
Smith reconnaît le pouvoir de ce qu’il nomme « la vile maxime des maîtres de l’humanité » : « Tout pour nous-mêmes et rien pour les autres ». Mais les « passions originelles de la nature humaine » plus bénignes pourraient compenser cette affliction.
Le libéralisme classique fit naufrage sur les rives du capitalisme, mais ses engagements et ses aspirations humanistes n’ont pas disparu. Par exemple au XXème siècle, le penseur anarchiste Rudolf Rocker réitéra des idées similaires.
Rocker approfondi ce qu’il appela « une tendance certaine dans le développement historique de l’humanité » qui vise « le libre déploiement sans entrave de toutes les forces individuelles et sociales de la vie ».
Rocker esquissait par ces mots l’un des axes majeurs de l’anarchisme, qui culmina dans l’anarcho-syndicalisme— dit en des termes européens, une variante du socialisme libertaire.
Ce type de socialisme, soutenait-il, ne représente pas un « un système social figé et fermé » donnant une réponse définitive à toutes les questions et problèmes de la vie humaine, mais plutôt une tendance à ancrer le développement humain dans l’héritage des idéaux produits par la philosophie des Lumières.
Ainsi compris, l’anarchisme s’inscrit dans un éventail encore plus large de pensées et d’actions engendrées par le socialisme libertaire incluant les réalisations pratiques de l’Espagne révolutionnaire de 1936 ; les coopératives ouvrières de la Rust Belt dans le Nord du Mexique, celles d’Égypte, ou encore au Pays Basque en Espagne et dans bien d’autres pays. Ces mises en pratique de la pensée anarchiste furent aussi à l’initiative de nombreuses avancées politiques féministes, civiles ou dans la défense des droits de l’Homme.
Cette tendance générale du développement humain cherche à identifier les structures de dominations et d’autorité qui hiérarchisent et limitent l’action de l’Homme sur le politique en leur opposant une injonction des plus raisonnables : justifiez-vous.
Si ces structures n’y arrivent pas, elles devraient de fait être abandonnées et démantelées, et selon les anarchistes « remaniées d’en bas », comme l’observe le commentateur Nathan Schneider.
Il en ressort un truisme, une évidence : pourquoi devrait-on défendre des structures et institutions illégitimes ? Les truismes ont au moins une forme de vérité qui les distingue d’une bonne partie du discours politique. Je pense sincèrement que ces interrogations fournissent une base utile à la recherche du bien commun.
Pour Rocker, « le problème qui se pose à notre époque se tiens en la libération de l’Homme vis à vis des différentes formes d’exploitation économique et d’asservissement politique et social qu’il connaît ».
Il est à noter que le libertarianisme Américain diffère fortement de la tradition libertaire, acceptant et même préconisant la subordination des travailleurs aux maîtres de l’économie, et la soumission de chacun à la discipline restrictive et aux caractéristiques destructrices des marchés.
L’anarchisme est connu pour s’opposer à l’État, tout en préconisant « une administration planifiée des choses dans l’intérêt de la communauté », selon les mots de Rocker, et au-delà, de vastes fédérations de communautés autonomes servant à organiser le travail.
Aujourd’hui, les anarchistes poursuivant ces idéaux soutiennent souvent le pouvoir de l’État pour protéger les personnes, la société et la Terre elle-même, des ravages engendré par la concentration des capitaux. Ce n’est pas une contradiction. Les gens vivent, souffrent et endurent dans la société existante. Les moyens disponibles devraient être utilisés pour les protéger et en bénéficier, même si un objectif à long terme est de construire des alternatives préférables.
Dans les mouvements de travailleurs ruraux au Brésil, on parle d’« élargir les planchers de la cage » — la cage représente bien entendu les institutions coercitives existantes qui ne peuvent être élargies que par la lutte populaire — comme cela s’est effectivement produit pendant de nombreuses années.
Nous pouvons étendre cette image pour penser à la cage que représentent les institutions étatiques comme une protection contre les bêtes sauvages qui rôdent à l’extérieur : les institutions capitalistes prédatrices, soutenues par l’État, vouées au gain, au pouvoir et à la domination du privé, laissant l’intérêt de la communauté et des gens comme une note en bas de page, vénéré par la rhétorique politicienne mais rejeté dans la pratique comme une question de principe et même de droit.
La plupart des travaux les plus respectés des sciences politiques universitaires comparent les attitudes du public et les politiques gouvernementales. Dans « Affluence and Influence : Economic Inequality and Political Power in America », l’universitaire Martin Gilens de l’université de Princeton révèle que la majorité de la population américaine est effectivement privée de ses droits.
Environ 70 pour cent de la population, privée de la quasi-totalité des capitaux, n’a aucune influence sur la politique, conclut Gilens. En remontant l’échelle économique, l’influence augmente lentement. Au sommet se trouvent ceux qui déterminent la politique, par des moyens qui ne sont pas obscurs. Le système qui en résulte n’est pas la démocratie mais une ploutocratie.
Ou peut-être, en des termes un peu plus nuancés, ce que que le juriste Conor Gearty appelle la « néo-démocratie », un partenaire du néolibéralisme — un système dans lequel la liberté est appréciée par quelques-uns, et la sécurité dans son sens le plus large n’est accessible qu’à l’élite, malgré dans un système de droits formels généralisé.
En revanche, comme l’écrit M. Rocker, un système véritablement démocratique aurait pour traits « une alliance de groupes libres d’hommes et de femmes basée sur le travail coopératif et une administration planifiée des choses dans l’intérêt de la communauté ».
Personne ne prend le philosophe Américain John Dewey pour un anarchiste. Mais considérez ses idées. Il reconnaît que « le pouvoir réside aujourd’hui dans le contrôle des moyens de production, d’échange, de publicité, de transport et de communication. Celui qui en est propriétaire gouverne la vie du pays », même si les formes démocratiques demeurent. Tant que ces institutions ne seront pas entre les mains du public, la politique demeurera « l’ombre que les grandes entreprises jettent sur la société », comme on le voit aujourd’hui.
Ces idées conduisent très naturellement à une vision de la société fondée sur le contrôle des institutions productives par les travailleurs, comme l’envisageaient les penseurs du XIXe siècle, comme Karl Marx, mais aussi — bien qu’il soit moins connu pour ces idées — John Stuart Mill.
Mill écrivit : « La forme d’association, qui si l’humanité continue de s’améliorer, se doit de prédominer, est l’association des travailleurs en eux-mêmes, sur les plans de l’égalité, de la propriété collective du capital avec lequel ils exercent leurs activités, et sur l’organisation du travail sous la direction de gestionnaires électibles et amovibles par eux-mêmes. »
Les Pères fondateurs des États-Unis étaient bien conscients des dangers de la démocratie. Dans les débats de la Convention constitutionnelle, l’un de ses principaux, James Madison, mis en garde contre ces dangers.
Prenant naturellement l’Angleterre comme modèle, Madison fit remarquer « qu’en Angleterre, à ce jour, si les élections étaient ouvertes à toutes les catégories de personnes, les terres des propriétaires fonciers seraient précaires. Une loi agraire doit donc bientôt être mise en place », portant atteinte au droit de propriété.
Le premier soucis de Madison dans son « système que nous voulons perpétuer pendant des siècles » était de s’assurer que les dirigeants actuels resteraient la minorité riche afin « de garantir les droits de propriété face aux dangers que représente l’égalité et l’universalité du suffrage ; il faut que la population recherche le pouvoir sans que la propriété en soit menacée. »
Maintenant la plupart des universitaires expriment leur accord avec les idées Gordon S. Wood, professeur de l’Université Brown, qui voit dans la Constitution « un document intrinsèquement aristocratique conçu pour juguler les tendances démocratiques de l’époque ».
Bien avant Madison, Aristote, dans sa Politique, reconnaissait le même problème avec la démocratie.
En examinant divers systèmes politiques, Aristote conclut que ce système restait la meilleure forme de gouvernement, ou peut-être la moins mauvaise. Mais il a reconnu une faille : la grande masse des pauvres pourrait utiliser leur droit de vote pour prendre la propriété des riches, ce qui serait injuste.
Madison et Aristote sont arrivés à des solutions opposées : Aristote conseillait de réduire les inégalités, par ce que nous considérerions comme des mesures d’État-providence. Madison estimait quant à lui que la réponse était de réduire la démocratie.
Dans ses dernières années, Thomas Jefferson, l’homme qui rédigea la Déclaration d’indépendance des États-Unis, réussit à saisir la nature profonde du conflit, qui est loin d’être terminé. Jefferson s’inquiétait sérieusement de la qualité et du sort de l’expérience démocratique. Il faisait la distinction entre « les aristocrates et les démocrates ».
Les aristocrates sont « ceux qui craignent et qui se méfient du peuple et qui veulent ainsi placer tous les pouvoirs entre les mains des classes supérieures ».
Les démocrates, au contraire, « s’identifient au peuple, lui font confiance, le chérissent et le considèrent comme le dépositaire le plus honnête et le plus sûr de l’intérêt public, bien qu’il ne soit pas nécessairement le plus sage ».
Aujourd’hui, les successeurs des « aristocrates » de Jefferson, pourraient se demander qui devrait jouer le rôle dirigeant, les intellectuels et technocrates axés sur la politique politicienne, ou les banquiers et les dirigeants d’entreprise.
C’est cette tutelle politique que la véritable tradition libertaire cherche à démanteler et à reconstruire d’en bas, tout en changeant l’industrie, comme le dit Dewey, « pour la faire passer d’un ordre social féodal à un ordre social démocratique » fondé sur le contrôle par les travailleurs, le respect de la dignité du producteur en tant que personne, et non en tant qu’outil entre les mains d’autrui.
Comme la Vieille Taupe de Karl Marx — « notre vieil ami, notre vieille taupe, qui sait si bien travailler sous terre, puis soudain émerger » — la tradition libertaire se creuse toujours près de la surface, toujours prête à y jeter un coup d’œil, parfois de façon surprenante et inattendue, pour réaliser ce qui me semblera toujours être une approximation raisonnable du bien commun.