Rancière VS Bourdieu : les confins de la critique – partie II
par Gecko[1]
Décembre 2020
Dans la partie précédente, nous avons étudié la manière dont Jacques Rancière remettait en cause les présupposés inégalitaires des « maîtres philosophes ». Nous allons maintenant voir comment il mène la dispute contre le sociologue Pierre Bourdieu, connu pour sa critique de la domination. Nous conclurons sur les tensions qui émergent de parts et d’autres avant de proposer d’éventuelles pistes à explorer.
III. Postulats de la sociologie (pour qui il se prend, le dominé?)
Selon Pierre Bourdieu, la sociologie serait née d’une ruse, celle d’Émile Durkheim qui aurait dissimulé sa fonction réelle de critique sociale en feignant d’en faire un outil pour l’éducation républicaine pour la faire entrer à l’université[2]. Bourdieu ne se contente pas de réhabiliter sa discipline en expliquant pourquoi les dominés consentent à la domination, il conçoit aussi un modèle d’analyse transversal entre linguistique et économie[3]. En faisant la lumière sur les rapports de domination, la science dévoile la violence symbolique. Elle « peut opérer cette dénonciation dans la mesure où elle analyse […] le mensonge à soi-même collectivement entretenu et encouragé qui, en tout société, est au fondement des valeurs les plus sacrées et, par là, de toute l’existence sociale. Elle enseigne avec Marcel Mauss, que « la société se paie toujours elle-même de la fausse monnaie de son rêve » »[4]. Rancière choisit de voir dans les détours du sociologue la vérité de sa discipline, prise en étau entre la science statistique et ses résultats clairs qui n’exigent pas d’autre expertise, la philosophie marxiste qui rejette ses enquêtes en renvoyant aux rapports de production, et son objet même, le sens commun, qui « court les rues » et questionne sa nécessité comme science[5].
Le sociologue va alors redoubler le mensonge dans le social[6], ce que l’on sait n’est pas caché par les rouages du système, celui-ci cache qu’il les cache, ou plutôt il rend visible la dissimulation[7]. Ainsi sont résumées ses deux œuvres clés sur le système scolaire :
« 1. Les enfants des classes populaires sont exclus de l’Université parce qu’ils ignorent les vraies raisons pour lesquelles ils en sont exclus (Les Héritiers).
2. La méconnaissance des vraies raisons pour lesquelles ils sont exclus est un effet de structure produit par l’existence même du système qui les exclut (La Reproduction).
[…] ils sont exclus parce qu’ils ne savent pas pourquoi ils sont exclus; et il ne savent pas pourquoi ils sont exclus parce qu’ils sont exclus. La tautologie de la démonstration devient la nécessité de sa méconnaissance. Le sociologue s’installe dans la position de dénonciateur éternel d’un système doté de la capacité de se voiler éternellement à ses agents »[8]. Si, comme tout le monde le sait, l’école discrimine les enfants du prolétariat, ce n’est pas de la faute des épreuves mais de ses propres injonctions comme l’égalité des chances. « Elle n’agit pas par ce qu’elle fait mais par ce qu’elle ne fait pas, ou qu’elle fait à côté d’elle-même. Par ce qu’elle fait croire. L’école élimine en faisant croire qu’elle n’élimine pas, en obligeant donc ceux à qui elle n’est pas faite à s’éliminer spontanément, à juger par eux-mêmes qu’ils ne sont pas doués puisqu’ils n’arrivent pas à profiter des études qui s’offrent à eux »[9]. Le sociologue use d’une définition particulière de cette culture dont l’école donne ou refuse l’accès et qui contribue à l’intériorisation des positions sociales. D’une part les mobylettes et la technique, d’autre part la culture classique des belles lettres. Pourtant, rien n’indique que les enfants du prolétariat ont plus le sentiment d’exercer là une culture propre que le jeune bourgeois lavant la Mercedes de son père. « C’est la flexibilité du concept de culture qui permet d’opposer la mobylette non à la Mercedes mais aux alexandrins et de définir par là le « propre » de chaque classe »[10]. Limitant le populaire à la reproduction, Bourdieu condamne ceux qui le compose au dessaisissement, s’interdit d’en comprendre les devenirs et néglige les mutations d’identité[11].
Les dominés sont ceux qui n’ont pas la maîtrise symbolique de leurs expériences. S’ils croient s’élever, ce n’est qu’une illusion, la malhabileté de l’autodidacte éclate au grand jour lorsqu’il tente de faire usage publiquement de la culture dominante. Au contraire, Bourdieu restaure le « sens pratique » défini en opposition à la « maîtrise symbolique ». C’est pourtant cette même vision du savoir technique qui pave la voie aux réformes de l’enseignement dès les années 1980, en prônant les parcours professionnalisants « utiles » censés correspondre aux sensibilités des classes populaires. Une « pédagogisation à outrance […] sous la bannière de la pseudo-bienveillance socratique » qui se transforme progressivement en « normalisation des individus […] par l’évaluation de la réussite d’une formation »[12]. Conséquences réelles qui ne sont que des déductions logiques de cette sociologie, « science des classements, [qui met] les individus à leur place et reproduits par leurs jugements »[13].
Alors que le philosophe Platon partait de l’arbitraire pour arriver à la nécessité (son idéal rendait nécessaire le système de castes), le sociologue proclame l’illusion de la liberté qui fixe les dominés à leur place. Après le « restez à votre place », on a le droit au « n’oubliez pas la lutte des classes », transformant scientifiquement l’arbitraire en nécessité[14]. Ses thèses sont enseignées au sein des formations de sciences politiques, « la critique de l’élitisme est vite devenue la nouvelle justification de la hiérarchie ». Elle offre la « possibilité d’assumer l’habitus des autres « sans culpabilité ni souffrance » » et sert de prétexte pour licencier celui d’en-dessous au nom de ses privilèges[15].
IV. À côté de la critique, limites et antinomies
Jacques Rancière caricature la pensée de Pierre Bourdieu : quand ce-dernier énonce une ambivalence dans la prise de conscience politique du dominé « vécue comme une libération » mais tout à la fois « impliquant une forme de soumission aux valeurs dominantes », le premier y lit une condamnation pure et simple de l’émancipation[16]. Le constater nous avance peu car l’attaque de Rancière ne vise pas à changer la méthode sociologique. Après tout, les démonstrations de Bourdieu sur la dépossession ne sont pas des « modèles théoriques », elles décrivent et éclairent des phénomènes réels, mais quel intérêt d’énoncer ces lois connues et reconnues ?[17] Partant des incapacités le sociologue ne peut que les retrouver. Rancière va donc jusqu’à rejeter dans son ensemble la critique sociale : l’égalité se présuppose et se vérifie dans la pratique.
Selon Rancière, la phrase égalitaire suffit pour faire advenir son énoncé. Elle « a la puissance qu’on lui donne. Cette puissance est d’abord de créer un lieu où l’égalité peut se réclamer d’elle-même : il y quelque-part de l’égalité ; cela est dit, cela est écrit. Donc cela doit pouvoir se vérifier »[18]. Bourdieu semblait lui-aussi s’intéresser à la puissance du discours en passant par la philosophie de John Austin : « [la phrase] contribue à la réalité de ce qu’elle annonce par le seul fait de l’énoncer, de le pré-voir et de le faire pré-voir, de le rendre concevable et surtout croyable et de créer ainsi la représentation et la volonté collective qui peuvent contribuer à le produire »[19]. Mais il rejetait aussitôt la matérialité du langage en limitant son utilisation aux propriétés du locuteur, de la parole utilisée et de l’institution qui le laisse parler. Ces déterminations externes restreignent les possibilités performatives aux seuls membres des classes dominantes. En établissant une équivalence entre « être autorisé à parler » et « parler avec autorité », il identifie le privilège social à la maîtrise du discours rationnel. Du fait de leur dépossession, les dominés en sont incapables et doivent passer par un représentant pour accéder à l’existence politique. Ce qui a pour conséquence que les délégués de ces êtres silencieux « portent moins leur parole qu’ils ne la constituent »[20].
On peut évoquer la façon dont Judith Butler sort de ce carcan en mobilisant l’itérabilité chez Derrida. La réussite performative est le résultat de la citation ou de la répétition « d’un ensemble de pratiques antérieurs qui font autorité ». Cela restaure une contingence dans l’appropriation d’un discours : « la citationnalité du performatif rend possible la puissance d’agir et l’expropriation ». Elle donne l’exemple de l’expression « to call someone a name » qui signifie « injurier quelqu’un » mais se traduit littéralement par « donner un nom a quelqu’un ». L’insulte, même violente, ouvre un espace pour une puissance d’agir. Ce nom qui « nous fait exister » peut être critiqué car il ne nous est pas propre[21]. On peut le subvertir (comme la négritude par exemple) à la différence du silence qu’ont vécu les femmes noires[22].
Claude Grignon et Jean-Claude Passeron pointent du doigt deux dérives de la sociologie : le dominocentrisme (qui appréhende les activités symboliques des dominés du seul point de vue de leur dépendance à l’égard de celles des dominants) et le populisme (qui sacralise les conduites populaires comme des activités dotées d’une auto-suffisance symbolique)[23]. On peut les rapprocher de Bourdieu et Rancière sans nécessairement les y assimiler. Si le second vante plutôt les interruptions et les emprunts comme façon de troubler et redéfinir le partage du sensible, il est clair que ses catégories n’en paraissent pas moins figées, leur contenu abstrait et a-historique les rendant difficiles à saisir.
Philippe Corcuff plaide pour une « équilibration des contraires »[24] – concept repris de Pierre-Joseph Proudhon. Pour cela, il compare les définitions de l’émancipation chez les deux auteurs. Pour Rancière il s’agit d’un « franchissement de la division sociale, notamment par les emprunts au milieu dominant, qui établirait alors la possibilité d’une égalité entre univers sociaux marqués par l’inégalité ». Chez Bourdieu cela s’apparente à la « libre nécessité » de Spinoza, « la connaissance de ses propres déterminismes, et cela à un niveau individuel comme collectif »[25]. Ces deux perspectives n’ont rien d’antithétique. En encourageant les rapprochements, Corcuff nous enjoint à ne pas faire disparaître la tension productive entre les deux auteurs, nécessaire pour saisir la richesse de leurs apports théoriques respectifs en évitant les pièges du dogmatisme (pas de rancièrisme ou de bourdieusisme).
Conclusion
Les thèses de Jacques Rancière sont stimulantes car elles rompent avec l’impuissance et la mélancolie qui semblent caractériser les sciences politiques de ces dernières décennies. Elles s’attaquent radicalement aux présupposés de l’inégalité des intelligences. Cela signifie éviter de partir a priori d’une différence de nature entre dominants et dominés qui nous ferait oublier la spécificité de l’action de ces derniers.. Cela veut aussi dire se soustraire à la tentation scientiste de surinterpréter les faits et gestes des « dominés », résister à la substitution qui ferait d’eux l’incarnation de l’esprit des luttes tout en ne minimisant pas pour autant la dépossession, son caractère systémique et ses effets réels et violents sur les personnes. Ce développement avait pour objet de fournir quelques passerelles critiques tout en montrant pourquoi il serait précipité de vouloir dépasser définitivement ces tensions. Je ne peux donc que vous inciter à poursuivre par vous-même la discussion avec les auteurs et autrices évoqués.
Notes et références
1) Je tiens à remercier Martin qui m’a apporté une aide précieuse dans la relecture et la correction du présent article.
2) J.-C. Pompougnac. « L’école et l’enfance de la sociologie », in. Collectif « Révoltes Logiques ». L’empire du sociologue, Paris, Éditions La Découverte, 1984, pp. 37-50
3) Id., Annie L. Cot et Bruno Lautier. « Métaphore économique et magie sociale chez Pierre Bourdieu ». « Le sens de l’honneur et les stratégies matrimoniales kabyles, les fonctions et le fonctionnement de l’école moderne, la production du goût ou les classements sociaux les plus subtils sont désignés comme autant d’objets d’une économie générale des pratiques […]. Empruntant au discours économique ses articulations logiques, Pierre Bourdieu les constitue en grille de lecture universelle des pratiques sociales et de leurs représentations communes » p. 72. Et pour justifier cette usage de la métaphore : « ne pouvant passer de la diversité des marchés à leur unicité, il ne peut rapporter une norme sociale qu’au caractère commun de ces marchés hétérogènes : le langage. On parle sur tous les marchés. Mais sans pour autant que tous les marchés soient des marchés de parole », p. 80.
4) Jacques Rancière (1983). Le philosophe et ses pauvres, Paris, Flammarion, 2007, p. 14.
5) Charlotte Nordmann, Bourdieu/Rancière. La politique entre sociologie et philosophie, Paris, Éditions Amsterdam, 2006, p. 93-94.
6) op. cit., Cot et Lautier, « Sous le voile des relations de prestige, d’honneur ou de mode, toute société se dissimulerait à elle-même le sens de ses pratiques, qu’il s’agisse de ces cultures qui « se refusent à regarder en face la réalité économique »ou de celles qui seraient aveuglées par elle. Révéler les lois que la loi ne dit pas […] serait alors dévoiler le jeu social, échapper au piège méthodologique qui consiste à prendre pour argent comptant ce que la société dit d’elle-même », p. 70.
7) op. cit. 2007, « Nous nous demandions ce qui était caché et un imperceptible glissement du démonstratif nous explique pourquoi cela est caché : parce que la loi du système est de le cacher. Mais qu’est-ce donc qui est caché dans ce secret que tout le monde connaît? La réponse maintenant saute aux yeux : sa dissimulation. […] L’évidence court les rues pour dissimuler son secret », p. 246.
8) Jacques Rancière. « L’éthique de la sociologie », in. Collectif « Révoltes Logiques », p. 28.
9) op. cit. 2007, 248.
10) Stéphane Douaillier. « Démocratie sociale et cuisine pédagogique » in. Collectif « Révoltes Logiques , p. 112.
11) « Eppur si muove ! Classes populaires et structures de classes dans La Distinction », Patrick Cingolani in. Collectif « Révoltes Logiques », p. 100-101.
13) Antonia Birnbaum. Égalité radicale. Diviser Rancière, Paris, Éditions Amsterdam, 2018, p. 75.
14) op. cit., 2007, 242-243.
15) Ibid., 257-258.
16) Ibid., 260.
17) op. cit., 2006, 103.
18) Ibid., 108.
19) Ibid., 114 : citation reprise de Jacques Rancière (1990). Aux bords du politique, Paris, La Fabrique, 1998, p. 65.
20) Philippe Corcuff, Où est passée la critique sociale ?, Paris, Édition La Découverte, 2012, p. 51 : citation reprise de Pierre Bourdieu (1980). Langage et domination symbolique, Paris, Seuil, 2001, p. 188.
21) op. cit., 2006, 106, 126 et 47.
23) Judith Butler. Excitable Speech. A Politics of the Performative, traduction de Charlotte Nordmann. Le pouvoir des mots, politique du performatif, Paris, Éditions Amsterdam, 2004, pp. 93, 141-142 et 284.
24) Voir bell hooks. Ain’t I a woman ?: Black Women and Feminism, 1992, traduit en français par Olga Potot. Ne suis-je pas une femme : femmes noires et féminisme, Paris, Éditions Cambourakis.
25) op. cit., 2012, 45.