Synthèse théorique de l'année
par Crabouibouif
Décembre 2020
En cette période troublée, il me semble pertinent de réaliser un article de synthèse afin de rendre cohérent et lisible mon travail théorique des onze derniers mois[1] qui constitue une interprétation spécifique de l’anarchisme.
Je conçois mes idées comme un composite rassemblant les analyses exprimées par des anarchistes, ou des camarades de tout milieu, temps et attachements idéologiques.
Ce texte met en avant certains grands enjeux du mouvement libertaire : être et ne plus représenter les travailleur·euses et les non-travailleur·euses[2] – proposer une stratégie cohérente, adaptable, participative et ouverte à la population – déconstruire le sectarisme militant.
Autrement dit, il semble essentiel de matérialiser nos idées dans des structures, institutions, organisations et commerces[3] – de comprendre les besoins de la population, d’actualiser nos idées au contexte contemporain – et donc de mettre de côté le militantisme de métier, le copinage et les préjugés politiques.
Pour répondre à ces enjeux, nous parlerons de la stratégie à adopter et de l’organisation à cibler. Nous diviserons la réflexion en deux niveaux : macroscopique et microscopique[4] :
Trame • Première partie – comment matérialiser nos idées dans des structures, institutions, organisations et commerces, nous parlerons du dual power[5] et du municipalisme libertaire[6]. • Deuxième partie – les concepts pour organiser les militant.es et structurer leurs organisations.
Le Dual power/double pouvoir anarchiste – stratégie macro – Bouche de Fer, Mai 2020
Fédération et confédération
Le dual power est une stratégie militante qui désigne la construction d’un contre-pouvoir populaire qui rentre en contradiction avec le pouvoir politique. Il se caractérise par la coopération des différents organes militants radicaux autour d’un objectif commun de compétition[7] avec l’État. Les groupes sont amenés à coopérer à travers l’usage d’outils fédératifs/confédératifs/associatifs…
Réseaux autogestionnaires
Il s’agit tout d’abord de la mise en réseaux des organisations de lutte (sociétés de résistance/syndicats), de propagande (collectifs/groupes) et – le plus important – des organes économiques ou sociaux autogérés (coopératives, soupes populaires, banques et assurances mutuelles, bourses du travail…). On parle d’instances alternatives qui n’excluent pas le syndicalisme.
Autogestion
On peut comprendre le dual power comme l’émancipation économique progressive du travailleur, de la travailleuse et des non-travailleur·euses de l’État. Il permet autant de soutenir des luttes sociales conventionnelles que les efforts révolutionnaires tout en familiarisant les travailleurs avec l’autogestion. L’objectif visé est de se rapprocher de l’autonomie.
Insurrection
Le dual power cherche à démonter lentement mais sûrement l’autorité et le pouvoir. Un réseau insurrectionnel doit se former pour protéger les instances alternatives. L’état d’insurrection encourage les institutions de l’ancien ordre à changer et à se renforcer. Pour les vaincre nous devons développer le sabotage, la désertion, la furtivité des actions, la capacité à utiliser la force de l’attaquant contre lui-même. Ne plus chercher à faire « front direct »[8] contre l’autorité pour éviter de tout perdre. Sans chefs mais non pas désorganisés, les instances insurrectionnelles ne peuvent pas provoquer une remise en question de l’organisation collective par l’ennemi car les actions insurrectionnelles n’existent que par l’impulsion d’individus conscientisés et indépendants de leurs actes et du collectif.
Le Municipalisme libertaire puis convaincre et mobiliser – stratégie micro – Juin 2020
Conseils et assemblées
Plutôt que de provoquer une réaction protectrice ou réactionnaire[9] chez les habitant·es en prenant la commune par les armes, les militant·e·s municipalistes doivent convaincre et motiver les citoyen·ne·s à pratiquer les principes de la démocratie directe à travers des conseils ou des assemblées : les encourager à reprendre en main leur commune.
Confrontation politique
Les citoyen·ne·s constitué·e·s en conseils régulent, orientent et dirigent la politique de la commune dans son ensemble : la municipalité n’est plus dirigée par des « maires » mais par des délégués « représentatifs » asservis aux conseils citoyens, l’inverse n’étant pas acceptable. Les conseils sont les organes qui, dans le cadre du Dual Power, rendent obsolète la municipalité « classique ».
Confrontation économique
Pour abolir l’État et le capitalisme, nous pouvons établir une municipalisation de l’économie. Dans la limite des compétences et des accords des individus concernés, la municipalité s’approprie les moyens de production locaux. Ceux-ci sont contrôlés et gérés par les citoyen·e·s dans l’intérêt de toute la communauté et de ses besoins. Les actions syndicales ou les créations d’instances alternatives, au niveau des municipalités, sont envisageables[10].
Pratique locale
Toujours en dehors des institutions dominantes, les communes permettent de changer radicalement les pratiques des entreprises et leurs effets sur l’environnement. La commune sait de quoi elle a besoin, elle demande ; elle sait comment et pourquoi ; elle dirige et coordonne via les conseils citoyens. Chaque territoire a ses particularités et certaines formules ne fonctionneront pas universellement.
Combat militaire
Sans uniformes mais bien formé·es au combat, le·a citoyen·ne-soldat·e se bat volontairement pour protéger sa liberté, les conseils, ses projets, ses camarades, ses ami·es, et cela en connaissant le terrain, en s’y étant entraîné·e parallèlement à ses activités : embuscades, sabotages et improvisations permettent de mettre en déroute un ennemi puissant et lent dont les structures hiérarchiques ralentissent l’originalité stratégique.
Le Réseau Confédéral de l’Autogestion – concept économique macro – Août 2020
Réseau de communication économique
Le réseau est autogéré par ses membres de manière confédérale et libertaire. Les collectifs gèrent à leur manière leur organisation interne et décident ensemble de comment ils comptent coopérer aux différents niveaux : national, régional, communal, ce qui implique de trouver un protocole de prise de décisions collectives qui prévient la bureaucratisation. Ce réseau ne vient pas organiser les pratiques « militaires » insurrectionnelles : un autre réseau doit exister (partie Dual Power précédente).
Démocratiques et décentralisées
Le congrès rassemble tous les membres. Son but est de mettre sur la table les problèmes et leurs solutions. Tous les collectifs collaborent et construisent ensembles. La planification du congrès est normalement assurée par les secrétaires généraux·les et d’un collectif membre (ou plusieurs).
Autogérées
Il n’existe pas de chef·fe, de président·e ou d’avant-garde éclairée mais des rôles utiles ou outils, nommé·e lors d’un congrès, non-rémunérés et occupés de façon rotative et démocratique. On peut envisager un·e secrétaire assurant la mise en pratique d’une activité et d’en communiquer son déroulement. L’important est de mettre en place collectivement des organes de gestion permettant d’assurer aux collectifs une communication/médiatisation rapide et une mise en commun périodique.
Locales et nationales
À travers les Comités de relations et de rédaction – nommé·es via le congrès – le réseau garantit son ouverture auprès des individus. Par exemple, le Comité de rédaction est chargé de la mise en forme des revues, des tracts et de la communication générale… Parallèlement des délégué·es ont pour rôle de faire connaître, dans une localité, les offres ou demandes de services ou les idées du réseau ; pour créer une réciprocité de besoins entre le milieu économique alternatif et la population.
Le contact avec les masses
Le réseau est une force motrice : contrairement à un individu ou un collectif isolé qui tend au sectarisme, plus il est diversifié, plus il permet à toute personne intéressée de voir et d’agir plus loin. Les actions idées et activités ralliées et fédérées ensembles ont plus de chance de mobiliser. Cela ne signifie pas que le réseau décide et demande mais plutôt qu’il propose et provoque diverses mobilisations. L’individu, s’iel est militant·e ou sympathisant·e en quête d’offres spécifiques, est invité à s’y joindre et à participer au processus de décisions.
Mobiliser et convaincre – concept micro – Juillet 2020
L’idée
Il y a la nécessité de créer des champs, des zones permettant la réalisation de conditions de vies nouvelles et radicales, qui accompagnent, autant en auxiliaires qu’en tant que têtes de lances, le mouvement. Qui permettent de s’asseoir sur des positions, de se ressourcer autant que de jouer le rôle de bases arrières. Enfin, envisager autre chose que la survie sous le capitalisme et de préparer les ripostes contre le capital, préludes à l’expression d’un autre réalisme.
Agenda pratique et idéologique
Lors du processus d’engagement avec le mouvement libertaire l’individu traverse des étapes de partage, d’apprentissage, d’interprétation et de réflexion[11]. Nous devons anticiper son malaise politique et social plus ou moins important : dans certains cas l’anarchisme remet en cause nos pensées et nos actes passés. Une des erreurs que nous avons déjà tous expérimentés est d’avoir confronté autrui trop directement à notre perception du monde sans l’y avoir introduit. Si nous devons mobiliser et convaincre – dans une optique libertaire insurrectionnelle, cela veut dire suivre des méthodes adaptées, radicales et évolutives. Il s’agit de mettre en œuvre concrètement nos idées, les matérialiser et légitimer nos actions dans l’espace public.
Motif, conscience et convictions
Le mobile apparaît aux individus comme un défi, une occasion, une raison, une peur ou une croyance. L’engagement croissant et réfléchi de l’individu le conduit à s’investir auprès de celles et ceux qui l’écoutent et lui permettent, sans dogmatisme, d’échanger sur ses problèmes et ses opinions. La force motrice se compose des membres diversifiés de la communauté qui réagissent et qui décident d’agir ensemble3, conscients que leurs actions sont décuplées au profit d’un objectif commun (plus ou moins partagé[12]).
Mobiliser
Théoriquement, un·e militant·e doit pouvoir avoir – et donner – accès à une gamme diversifiée de ressources mises à disposition par le collectif – celui-ci ayant réussi à « convaincre » doit pouvoir offrir des opportunités, même minimes. Pour le réseau militant, la mobilisation comme la conscientisation doit être maximisée. C’est à l’habitant.e comme aux collègues de travail qu’il faut donner de l’attention[13].
Explications:
• Dual power
◦ Instances alternatives : Les militant.es s’investissent dans des structures alternatives économiques et sociales.
◦ Réseau insurrectionnelle ou instances de contre-pouvoir : les militant.es participent à un réseau destiné à défendre les instances alternatives.
◦ Le municipalisme : Les militant.es participent à la création d’instances politiques alternatives.
◦ Dans les 3 cas les militant.es cherchent à mobiliser et à convaincre la population à grande (macro) et petite (micro) échelle.
• Flux d’échanges :
◦ Les instances alternatives (politiques, économiques et sociales) sont en lien direct avec les instances de contre-pouvoir par le lien des militant.es (qui s’investissent à titre individuel dans les deux sortes d’instances).
◦ Ces deux instances ont des objectifs à moyen termes différents mais à long termes similaires. Elles s’entraident non-officiellement pour ne pas qu’elles ne se condamnent mutuellement[14].
Le schéma a été fait à titre de proposition et d’explication dans le but de faire réfléchir sur l’articulation possible des différents organes présentés précédemment.
Notes et références
1) Pour plus de précision sur les sujets abordés, se référer aux articles existants : eanl.purpleblack.org/auteurs/crabouibouif/
2) La population doit être à l’origine du mouvement.
3) La couleur a son importance pour relier les idées avec les concepts.
4) Macroscopique pour les idées de grande échelle, qui touchent principalement les structures militantes. Microscopique pour les idées qui concernent plus directement les militant.es.
5) Le Dual Power, l’idée que l’on puisse remplacer un pouvoir établit par un autre pouvoir alternatif date du XIXème siècle. Une idée théorisée et pratiquée par les anarchistes originels à travers les « Banques du peuple » et baptisée par Lénine lui-même quelques mois avant la révolution russe d’octobre 1917. « le Dual Power », Bouche de Fer, mai 2020.
6) Pour impulser un changement de société écologique et social, il faut le faire « de l’extérieur »: c’est ce qu’affirme Murray Bookchin, théoricien du municipalisme libertaire, « Municipalisme Libertaire» Bouche de Fer, juin 2020.
7) Entendons-nous bien, on parle ici d’un combat pour obtenir le soutien et l’implication des masses pour construire une alternative à l’État. Il est en aucun cas possible de « gagner » au niveau économique l’État. Le but étant de le rendre « obsolète » et « inutile », et de permettre à l’individu de « fuir » sa mainmise. La compétition a lieu à tous les niveaux (idéologique, social, économique …) et a ici pour objectif de mener à sa déstructuration.
8) La stratégie du combat direct, en bataille, ou sur front à découvert est inefficace, voire stupide. Les corps armés des États y sont expérimentés : nous devons attaquer là où l’on est sûr de gagner.
9) Conservatrice
10) En effet, le choix du type de stratégie dépend énormément du contexte et des décisions collectives prises sur le terrain. Même constat pour la « pratique locale ».
11) Méthode de formation libertaire possible : Rencontre – Initiation relative – compréhension – Reflexion
12) L’objectif dépend de la structure de la force motrice : une organisation de masse lutte pour de grandes causes, le collectif lutte pour des droits, revendications plus personnelles.
13) https://www.unioncommunistelibertaire.org/?Les-travailleurs-sociaux-entre
14) Il ne faut pas aider les autorités à justifier les actes de violences envers les instances alternatives. En fin de compte, l’Etat a tout à perdre, au regard de sa popularité avec la population, à s’attaquer aux collectifs qui aident les masses à survivre.