Rancière et les « maîtres philosophes » – partie I
par Gecko[1]
Novembre 2020
Les écrits de Jacques Rancière nous portent vers une singulière aventure intellectuelle, l’égalité radicale. Nous proposons ici un récit retraçant cette critique des présupposés inégalitaires à l’œuvre chez les maîtres à penser, et la façon dont ils se font détenteurs de l’émancipation des masses.
I. L’ordre et le Parti
Au début des années 1960, Louis Althusser est un philosophe marxiste qui propose une relecture philosophique des œuvres de Karl Marx avec pour objectif de remettre le parti sur les rails et de s’opposer à ses dérives bureaucratiques anti-intellectuelles. Cette initiative le conduit à diriger l’ouvrage collectif Lire le capital (1965) auquel participe Jacques Rancière. Pour ce-dernier, les évènements de ‘mai 68’ qui les prennent de court signent la fin de cette entreprise en démontrant son incapacité à saisir les enjeux de son temps. Pourtant en 1973, l’intellectuel organique est de retour et publie la Réponse à John Lewis où il prétend faire la leçon aux marxistes humanistes. Rancière réplique dans La leçon d’Althusser[2] en replaçant la manœuvre du maître dans son contexte politique et en interrogeant ses écarts avec l’œuvre de Marx afin de montrer la fonction de sa théorie dans la réalité présente.
La stratégie d’Althusser est double, s’il continue à critiquer la « droite » de son parti, il s’agit d’abord de s’approprier les ‘mots d’ordre de 68’ en les sortant de leur contexte d’énonciation. En insistant sur le rôle des masses dans l’histoire, il retourne la critique maoïste des intellectuels (qui n’ont pas à dire aux masses ce qu’elles doivent faire). Il martèle ce qui semble au premier abord une évidence : ce n’est pas l’homme qui fait l’histoire (discours tenu par son homme de paille humaniste) mais les masses. C’est alors que l’intellectuel, qui s’était humblement effacé, revient au cœur de la pièce comme analyste des rapports de productions en actant l’incapacité des ouvriers pris dans la masse, à se saisir de l’histoire.
Si Althusser, qui n’est pas sans ignorer le contexte particulier d’emploi des concepts chez Marx, restaure cette orthodoxie matérialiste, c’est avec pour intention de rétablir sa posture d’intellectuel du parti mise à mal par les étudiants. Face au parti et face aux masses, l’intellectuel·le détient la science et s’oppose bravement à l’humaniste « bourgeois » enfermé dans l’idéologie. L’héroïsme du savant dévoile le vrai rôle de l’enseignement : un appareil idéologique d’État. Si le système scolaire produit de l’inégalité comme on le savait bien avant ‘mai 68’, il ne s’agit plus que d’une inégalité abstraite située dans une sphère inaccessible[3] – et qui n’a rien à voir avec les courageux enseignants potentiellement. Il neutralise la charge subversive d’une idée qui menace sa théorie. « Aussi Althusser ne pouvait-il l’introduire dans sa problématique qu’en annulant purement et simplement les conditions politiques de sa production »[4]. Son épistémologie du « procès sans sujet »[5] lui sert à critiquer les groupes d’étudiants contre-productifs dans leur production théorique car « Marx fut nécessairement seul, et Lénine nécessairement seul, par exemple au moment des Thèses d’avril, ou Engels nécessairement seul »[6]. Sa lecture devient « l’orthodoxie désignée des jeunes loups « de gauche » qui entendaient se tailler une place conforme à leurs talents dans l’Université rénovée (c’est cela que signifiaient pour beaucoup les « acquis de mai » […]). »[7]. Ces torsions de la doctrine s’expliquent par sa position, ses devoirs envers le mouvement communiste. Il en fait une morale provisoire et accepte de fermer les yeux sur l’action du parti qui dévie considérablement de la théorie. Les outils qui n’avaient pas anticipé le mouvement social, servent désormais au « rappel à l’ordre dans un langage de gauche, maoïste même au besoin »[8]. « Il s’agit de sauver la philosophie, et la « philosophie marxiste » en particulier comme affaire des spécialistes universitaires; il s’agit de confirmer une division du travail qui lui maintienne sa place. Objectif effectivement inverse de celui de Marx; aussi cette inversion se traduit-elle dans la théorie par la restauration de l’« ancien matérialisme », celui des éducateurs, de ceux qui pensent et font des thèses « pour la connaissance » »[9].
II. Tant pis pour les gens fatigués
Si on peut la qualifier ainsi, l’épopée théorique de Rancière commence par le rappel des récits enfouis dans la mémoire ouvrière, que ce soit le menuisier Louis Gabriel Gauny dans Le philosophe plébéien (1981) ou l’enseignant Joseph Jacotot dans Le maître ignorant (1987). Se faisant ventriloque de leurs diatribe actualisée, il s’agit aussi pour Rancière de discuter les présupposés inégalitaires au fondement de la philosophie et de la sociologie, c’est précisément de cela qu’il traite dans Le philosophe et ses pauvres[10].
Pour Rancière, Platon a le privilège paradoxal d’avoir été le premier à inventer un peuple « philosophique » pour justifier son ordre idéal de la cité en trois castes : laboureurs, gardiens et magistrats. Au privilège de la pensée est adjoint celui de régner, il faut des roi philosophes ou mieux, des philosophes-roi. Dans cette cité où chacun est restreint à une fonction dont il ne peut sortir, Platon feint d’omettre que les saisons laissent des temps libres au paysan et au maçon : « le principe même d’une nature sociale conformant les tempéraments aux fonctions, pourrait être le prix de cet oubli »[11]. Le véritable risque se trouve dans les fauteur·ses de trouble : les poètes qui induisent « la confusion entre les productions divines et les fabrications artisanales » en mettant « à la disposition de la foule cette musique où se prennent les modèles de l’ordre et du désordre dans la cité »[12], l’écriture qui crée des gens pénibles se pensant savants alors qu’ils ne reçoivent que l’apparence du savoir et les sophistes qui, par la technique oratoire (rhétorique), contrefont le discours du philosophe. L’émancipation ne peut être accomplie que par l’intermédiaire d’un maître : « avec l’esclave de Ménon, Platon a inventé une des figures les plus durables et les plus redoutablement efficaces de notre pensée : ce prolétaire pur que l’ont peut toujours selon les besoins, opposer à l’artisan ou glisser sous son image; l’homme chez qui la possibilité de perdre ses chaînes n’existe que comme décret du philosophe, qui ne les perdra donc jamais que dans les règles »[13].
Rancière porte ensuite la dispute à Marx. C’est dans La Question Juive en 1844, que le rhénan donne le ton en matière de réinterprétation de la politique. Il y lit la Déclaration des Droit de l’Homme et du Citoyen à la manière d’un droit formel, une fiction d’égalité qui produit une illusion de laquelle les prolétaires ne peuvent sortir sans une analyse des rapports de production réels[14]. Mais tout est une question de temps et l’ouvrier ne peut s’y consacrer, sa règle de vie devient la règle d’or : « L’impossibilité de l’« autre chose » devient cette loi générale de l’histoire qui retentit comme une obsession dans la rhétorique de l’Idéologie allemande ou du Manifeste communiste »[15], la science n’est que la science de l’histoire, l’idéologie n’est que la pensée des classes dominantes, l’histoire n’est que l’histoire de la lutte des classes, le·a prolétaire n’est que le dépossédé. C’est à cette condition qu’iel est agent de l’histoire, « ce n’est pas du tout parce qu’il « crée tout » mais parce qu’il est dépossédé de tout : de la « richesse » qu’il a « créée », mais surtout de son pouvoir « créateur », c’est-à-dire de sa limite de travailleur « borné » se réalisant dans « son » produit »[16]. Iel n’a rien à perdre sinon ses chaînes. Pourtant c’est dans ce déterminisme abstrait et absolu (la science éclaire ce que le prolétaire est, donc ce qu’il sera obligé de faire) que Marx se montre le moins rigoureux. Lorsqu’il s’agit d’expliquer l’apparition du marxisme, lui et ses continuateur·rices se montrent pour le moins évasifs : comme dans toute machinerie, les imperfections du processus de production génèrent des résidus. Quelques « ratés » auront fait tomber dans les rangs du prolétariat une petite fraction de la classe dominante[17]. À cette science qui se proclame seule alternative dans un océan d’idéologie, il manque l’explication de son cheminement[18].
Cette lacune donne son sens à la trajectoire des théoricien·nes car c’est aux frais de l’industrie du père d’Engels que Marx peut rédiger son œuvre. « Le sacrifice de Marx ne vise pas seulement à faire être l’œuvre mais aussi le parti […] Il ne s’agit pas, comme le croient les bonnes âmes, du simple dévouement pour produire la science destinée à armer les prolétaires du savoir des « conditions objectives » de leur lutte. Le prolétariat n’a pas besoin de la science du capital pour s’instruire. Il en a besoin pour exister. Le prolétariat existe seulement par son inscription dans le Livre de la Science »[19]. Seule la classe dominante fait l’histoire et c’est elle que le spectre hante, le prolétariat n’existe que comme manque. Le marxisme de Marx fait un immense présent aux tenants de la pensée scientifique de l’émancipation qui aujourd’hui encore ne cessent de s’en repaître, il rend le monde lisible. On y entraperçoit la possibilité de lire le monde, capacité qui doit être affectée à une fonction particulière. Il en va des rapports de production comme des signes du sémiologue ou des systèmes du cybernéticien, un heureux postulat : « un monde de transformation et de reflets où il y a partout à produire et partout à déchiffrer »[20]. Les ennemis du penseur sont ceux qui troublent ses objets : les enthousiastes « Straubinger » qui se jettent trop tôt dans la bataille sans laisser le philosophe achever la théorie, les gens du vieux monde qui doivent s’effacer face à l’industrie (les cordonniers et les artisans de Proudhon) et les traîtres·ses, ces gens qui n’ont rien à perdre sinon leur temps libre. Ce « lumpen n’est pas une classe c’est un mythe : le mythe de la mauvaise histoire qui vient parasiter la bonne. En ce sens, il s’inscrit dans une mythologie politique déjà constituée : dénonciation bourgeoise des voleurs, prostituées et « forçats évadés » comme moteur caché de tout trouble ouvrier ou républicain; dénonciation ouvrière des confusions intéressées entre le vrai peuple travailleur et combattant et la faune trouble des rues et des barrières de Paris »[21]. Fantasme de l’analyste, la science discrimine les bons pauvres des mauvais. Et qu’importe s’ils pensent.
Sartre assagi, regarde par la fenêtre et y voit au dessus des murs les rapports de classe. Il est fini le temps des penseur·ses au dessus du peuple, chez lui il n’y a que compassion pour les OS, ceux qui « ne parlent pas. Ils n’ont pas le temps. Ils sont trop fatigués »[22]. Cette « fatigue exige que les ouvriers soient représentés par un parti. Elle exige du même coup que ce parti ne les représentent absolument pas puisqu’ils sont purs négativités et qu’il doit être acte pur ». Seul·es ses délégué·es sont aptes à donner consistance et à faire advenir cette classe incomplète. Un ouvrier ou une travailleuse qui nie le parti, se nie comme membre de sa classe[23].
Mais le penseur prévient encore les aventures malhonnête de la liberté-illusion. Si les ouvriers et les travailleuses veulent être libres, iels « devront d’abord renoncer à la liberté qu’il prétendraient se procurer eux-mêmes dans le calcul de leurs plaisirs et de leurs peines »[24]. Si l’insurrection hongroise de 1956 échoue c’est parce que le gouvernement de Mátyás Rákosi avait auparavant condamné des petits-bourgeois à travailler à l’usine. Ceux-ci sont trop enthousiastes, « éternellement coincé[s] entre les anciennes classes dominantes et les nouvelles forces prolétariennes, éternellement poussé[s] à la surenchère gauchiste par la rage de [leur] désespoir droitier ». Et si les ouvriers – plongés dans leur travail – n’ont pu les reconnaître et se réorganiser c’est parce qu’il leur a manqué du temps, « celui qui leur manquera toujours, qui leur manque par définition »[25]. C’est pour cette raison qu’ils ne peuvent entrevoir l’émancipation ni avoir des expériences valables aux yeux des intellectuel·les. Loin de réduire cette pensée et de se joindre aux voix de l’impuissance, l’œuvre de Rancière est une réponse à cette négation scientiste. Pour en finir avec l’accompagnement pédagogique, conséquence logique des diagnostiques produit par les intellectuel·les, il faut commencer par la considération.
Notes et références
1) Merci beaucoup à Martin pour la relecture attentive et les précieuses corrections apportées.
2) Paris, Éditions Gallimard, 1974.
3) Ibid., 235, note de bas de page : « À la limite de l’analyse d’Althusser et de Poulantzas, on arrive à une lapalissade : la structure n’est plus définie que par sa propre opacité, manifestée dans ses effets. En somme : c’est l’opacité de la structure qui rend la structure opaque […] Il faut s’en prendre à la cause même de l’exploitation, les rapports de production capitaliste. Mais à cette dimension de la cause, seule accède la Science, c’est-à-dire la sagesse du Comité central. »
4) Ibid., 141-2.
5) Dans sa théorie de la découverte scientifique Karl Popper insiste sur la falsifiabilité. Il faut selon lui encourager les thèses audacieuses qui sont plus falsifiables et donc faciles à écarter et qui, si elles résistent à l’expérience, peuvent conduire à un progrès conséquent. Althusser reprend cette idée d’audace théorique mais dans les mains de quelques théoriciens. Après tout dans cette perspective la science est un processus d’accumulation de savoir « objectif » qui, dans en définitif, se passe du sujet humain.
6) Ibid., 71.
7) Ibid., 143.
8) Ibid., 214.
9) Ibid., 35.
10) Paris, Flammarion, 2007 (original : 1983).
11) Ibid., 21.
12) Ibid., 74.
13) Ibid., 64.
14) Charlotte Nordmann, Bourdieu/Rancière. La politique entre sociologie et philosophie, Paris, Éditions Amsterdam, 2006, p. 116.
15) op. cit., 2007, 108.
16) Ibid., 121.
17) C’est mots pour mots ce qui m’était répondu du temps où je militais chez les marxistes-léninistes parisiens.
18) Ibid., 116.
19) Ibid., 169.
20) Ibid., 187.
21) Ibid., 143.
22) Ibid., 201.
23) Ibid., 203-204.
24) Ibid., 214.
25) Ibid., 223-224.
26) Ibid., 118.