Bilan critique de l’Espagne libertaire - Partie II
par Crabouibouif
Novembre 2020
Ce bilan critique s’inspire essentiellement du livre La CNT dans la révolution espagnole (1952) de José Peirats, ancien membre de la CNT, et du travail de Bartholomé Bennessar dans La Guerre d’Espagne et ses lendemains (2006). L’objet de cette étude est de synthétiser les points cruciaux de la révolution libertaire espagnole et d’en tirer des idées nouvelles pour nourrir notre réflexion.
En première partie nous avons contextualisé le mouvement anarchiste espagnol jusqu’en 1936. Nous avons ensuite entamé une étude économique portant sur les socialisations industrielles de la CNT. Ici nous allons poser notre regard sur les actions menées par les anarchistes dans le domaine agricole et politique.
Agriculture et collectivisation
Dans la province de Vilaboi (de Barcelone), la collectivisation des terres, des grandes propriétés expropriées, concerne 250 mojadas.[1] Plus de 200 collectivistes travaillent la terre et dispose d’un salaire hebdomadaire progressif de 70 à 80 pesetas provenant de la collectivité. Leurs premières économies sont destinées à l’acquisition de chevaux, d’écuries, d’engrais, de pompes pour l’irrigation et de semences.
Fin 1938, la collectivité est composée de 500 membres disposant d’un salaire hebdomadaire de 150 pesetas. Plus de 200 membres combattent sur le front. La collectivité dispose alors d’un service médical et pharmaceutique complet et gratuit. Elle produit dans l’année : 70 tonnes de blé, 37 tonnes de haricots, 300 tonnes de pommes de terre, 500 tonnes de fruits divers et près de trois millions de kilos de légumes.
Dans Lérida (autre province) on établit des salaires familiaux variant selon les situations individuelles. Un livret de consommation est mis en place. « À la fin de la semaine, on donnait à chaque famille la différence en liquide entre son salaire et ses achats réalisés. Les légumes étaient en libre disposition et sans contrôle. Les articles en vente étaient moins chers que dans le commerce »[2].
Au niveau de la paysannerie, on voit apparaître spontanément des démocraties locales s’organiser d’elles-mêmes. L’idée d’indépendance dans les communautés paysannes est omniprésente. La guerre civile montre que le laissez-faire politique de la CNT favorise dans les villages espagnols la prise de partie par la paysannerie pour la révolution.
Les familles de grands propriétaires, simplement en possession du sol, sans connaissance de la pratique ni même de la théorie, furent facilement expropriées. En Aragon, la cohésion et la solidarité, et non la concurrence et l’égoïsme capitaliste, pensées comme desseins pour l’agriculture sont acceptés par la grande majorité des communautés paysannes. Il est bon de savoir que la « petite propriété » ne fut jamais expropriée et qu’elle fut conviée à participer à la révolution et donc au comité paysan, tant qu’elle ne participait pas à la dégradation du processus de la collectivité.
Le contexte paysan espagnol est tout de même particulier, il s’inscrit dans une méprise de la propriété privé. Avant la révolution, la bureaucratie espagnole est développée et les personnes capables d’investir du capital s’enrichissent aisément. Les grands moyens de production miniers sont possédés par des compagnies étrangères majoritairement anglaises comme à Bilbao ou Riotinto. En 1936, 3.46% des propriétaires agricoles possèdent 52.1 % de la terre d’Espagne, soit 6790 propriétaire pour quatre millions d’hectares.
L’inégale répartition des terres agricoles et l’un des facteurs de lutte de la paysannerie. Bennessar fait remarquer que l’expérience des collectivisations n’est pas nouvelle en Espagne : « Gerald Brenan a rappelé plusieurs cas de communes rurales très antérieures à l’apparition des thèses anarchistes : la municipalité de Llanabes, dans le Leon, procurait gratuitement aux habitants, à la fin du XVIIIé siècle, les services du chirurgien, du pharmacien, du berger, du forgeron, et jusqu’aux bulles du pape, avec un contingent d’indulgences ».
La réussite agricole et industrielle est indéniable dans cette Espagne libertaire, surtout dans un contexte de guerre civile. Chaque région établit ses propres règles locales et se développe selon ses besoins.
L’idée de collectivisation « libre » (excluant les familles rentières) entre la petite propriété et les ouvrierères agricoles (sans terres) était aussi répandue : les petit·es propriétaires ne sont pas exclu·es du processus démocratique et ne sont pas dans l’obligation de collectiviser leurs terres.
En définitif, chaque province s’organise différemment. Les communes fonctionnent en autonomie et coordonnent leurs actions via des réseaux nationaux.
Pourtant, le mouvement anarchiste fait face à une difficulté majeure. La CNT maîtresse absolue de Barcelone au début du soulèvement et syndicat majoritaire de Catalogne doit elle « s’emparer » du pouvoir ? Comment construire l’ordre révolutionnaire sans tomber dans l’autoritarisme? Et qu’en-est-il du féminisme ?
Situation politique : de la domination à l’abandon de sa réputation
Dans les régions conquises, l’enthousiasme de la libération de l’autorité de l’État pousse chaque individu à donner de soi, à s’investir pour mettre en forme les idées révolutionnaires parsemées par les milices antifascistes. On suppose que l’évolution de l’action libertaire depuis 1910 a su montrer l’engagement de la CNT envers la population espagnole. De l’action directe à la révolution armée, une confiance s’est établie, l’anarchiste n’est pas qu’un·e simple « fouteur·euse de trouble » comme les autorités et médias l’affirmaient.
Les libertaires voient très vite leur supériorité numérique s’accroître. Face à la crainte d’une dérive autoritaire des organisations anarchistes, leur stratégie consiste à former un « front uni antifasciste ». Aujourd’hui, on retrouve ce type d’alliance, lorsque certain·es anarchistes se rallient aux communistes dans des démarches « strictement antifasciste ».
Ainsi, Lluís Companys, républicain, devint président de la généralité de Catalogne après une entrevue avec une délégation de la CNT-FAI sur le sujet du pouvoir politique. Le poids politique est équilibré pour assurer un système démocratique, sans domination de la FAI alors majoritaire en Catalogne. Un milicien de la CNT, Garcia Oliver, commente : « La CNT et la FAI optèrent pour la collaboration et la démocratie en renonçant au totalitarisme révolutionnaire qui aurait conduit à l’étranglement de la révolution par la dictature confédérale et anarchiste. »
S’en suit la création d’un « Comité central des milices antifascistes » où la représentation de la CNT-FAI est assurée, garantissant l’armement de la population à Barcelone.
Au fil du temps, les membres de la CNT s’installent au gouvernement dans une démarche de coopération avec les républicains et les nouveaux mouvements socialistes du pays.
Dans l’édition du 4 novembre de Solidaridad Obrera, on y lit : « À l’heure actuelle, le gouvernement comme instrument régulateur des organes de l’Etat a cessé d’être une force d’oppression contre la classe travailleuse, et du coup l’Etat ne représente plus l’organisme séparant la société en classes. Et l’Etat et le gouvernement cesseront d’autant plus d’opprimer le peuple que la CNT y sera présente. »
Un pacte d’unité et de collaboration entre la CNT, l’UGT, la FAI et le PSUC est signé en octobre 1936.
Parallèlement à Madrid, c’est le début de la militarisation des « forces antifascistes ». Et donc la fin des milices antifascistes et le début de leur désarmement par l’armée républicaine, car elles deviennent peu à peu illégales pour l’Etat républicain. Ces arrestations – et meurtres – sont impulsées et implicitement soutenues et cachées par l’URSS et le parti communiste au profit d’une armée réglementaire hiérarchisée et « socialiste ».
La CNT est alors piégée. Il semble que la majeure partie des anarchistes espagnol·es de l’époque étaient frappé·es par un « fatalisme », du fait de la guerre, qui les poussait à coopérer « de force ».
La CNT espagnole perd de son anti-réformisme en se joignant au gouvernement et perd intrinsèquement sa popularité auprès de la population. L’objectif même du mouvement libertaire change au fil des années, en voulant perdre de son « autoritarisme révolutionnaire », celui-ci perd petit à petit de sa logique antiétatique. Parallèlement en s’inscrivant dans le gouvernement il fait face aux scandales politiques, à l’humiliation, à sa constante remise en cause par les autres courants socialistes et aux sabotages orchestrés par les militant·es soviétiques[3].
Cependant une riposte internationale se fait entendre, de l’autre côté des Pyrénées, Sébastien Faure, anarchiste français raconte son voyage en terres ibériques et y donne un avis fort intéressant : « L’anarcho-syndicaliste a inscrit sur son programme en gros caractères : « Mort à l’Etat. » L’anarchiste a écrit en lettres de feu sur le sien : « Mort à l’autorité ! ». […] Pour ma part, j’ai le regret […] d’estimer que la CNT et la FAI n’ont rien à gagner à tenter l’expérience des postes ministériels et qu’elles y ont plutôt perdu. […] J’entends encore signaler à l’attention des anarcho-syndicalistes et des anarchistes de tous les pays l’excellence de ces principes, la nécessité de leur rester fidèle et les multiples et graves dangers qu’ils y a à s’en éloigner, quelles que soient les circonstances. […] L’expérience espagnole peut et doit nous servir de leçon. »
Néanmoins, on sait que les anarchistes ne pouvaient pas agir de façon isolée sans se mettre à dos la faction républicaine. Iels ne pouvaient pas agir ainsi sans mettre en péril la révolution.
Du machisme et de la violence révolutionnaire
Bennassar fait part, à de multiples reprises, de l’absence de féminisme au sein du mouvement libertaire. Évoquant même un intégrisme anarchiste: « (en parlant de la collectivisation) Elle ignorait la promotion des femmes, en dépit de la prétention anarchiste d’éradiquer le machisme. ».
Le 24 septembre 1936, en Catalogne, une assemblée plénière régionale des syndicats définit une norme pour les revenus perçus par les familles des collectivités. De manière à ce que 50% de la somme revienne au chef de famille, 50% au second membre, 15% au troisième et 10% aux personnes supplémentaires. Les femmes demeurent dans une condition subalterne puisque, non-mariées et ne résidant pas chez leur parent, elles ne sont pas prises en compte. La révolution, en dépit de rares exceptions, ne modifia ni les rôles traditionnels des hommes et des femmes, ni les inégalités salariales… Elle ne fit pas progresser la condition féminine, sinon que par la bonne volonté des bases militantes.
Pourtant clamée, cette lutte féministe demeure dans l’ombre du combat contre l’Argent. Symbole de l’injustice capitaliste, surtout en campagne.
D’après Bennassar, c’est la haine de la richesse qui conduisit la suppression de la monnaie et l’expropriation des grand·es propriétaires : « Ils ne désiraient pas adopter le style de vie de ceux qu’ils expropriaient ou qu’ils avaient liquidés, mais se débarrasser de leurs vices, au nombre desquels ils plaçaient le goût du luxe ». Dans certaines régions sous domination de la CNT, des tavernes et cafés sont fermés ou déconseillés considérés comme « commerce néfaste ». De même, on trouve de la propagande favorisant le travail à la luxure et à l’oisiveté.
On rapporte aussi une réprobation à l’homosexualité très forte au sein des anarchistes.
On note en fait un manque de conscience « progressiste » au sein des militant·es de la CNT. En générale, la question de la révolution est économique et non sexuelle.
Le mouvement fait aussi face au vandalisme. Certaines milices de la CNT, après passage de village en village, font face à des problèmes de viols, de violence et de vols. Comme de nombreuses milices, la « colonne de fer » de Durruti se résout à fusiller les responsables de ces mutineries.
Les officiers, gardes, phalangistes et autre « ennemi·es de classe » capturé·es lors des prises de pouvoirs par les milices antifascistes sont aussi exécuté·es en représailles. La CNT est redoutée pour ses milices qui continuent le combat contre l’Espagne conservatrice, et les soviétiques à la fin de la guerre, jusqu’à leur extinction.
Le retour de flamme du franquisme, à travers la dictature, ferme par la suite toutes opportunités pour l’anarchisme de refaire surface. À cela il faut ajouter la censure internationale des communistes qui étouffe l’implication des anarchistes dans la guerre civile jusqu’à la fin de l’URSS.
Synthèse
La place des libertaires dans la mise en place de la révolution est considérable. Le mépris de classe, nourrie par la droite, provoque en 1936 une révolte populaire et une remise en question totale de la société. Face à la bourgeoisie – classe dominante – et l’autoritarisme rampant dû aux guerres, une grande partie de la population prend position.
La mise en place du collectivisme donne de bons résultats dans le secteur agricole, dans des instances plus libres, décentralisés et autonomes. Les militants syndicalistes ont du mal à agir au sein des grandes villes, beaucoup moins influencées par les traditions collectivistes propres aux collectivités paysannes espagnoles. De plus, en milieu urbain la CNT-FAI se heurte au dilemme du partage du pouvoir avec les communistes et républicains au sein des entreprises et des municipalités.
On peut lui reprocher son « collaborationnisme »[4], qui lui fit perdre une certaine domination idéologique, de sa popularité et de ses militant·es. De même on peut critiquer sa politique de « laisser faire » concernant les idées conservatrices.
Enfin, les exactions commises, au nom de la CNT, par ses milices ont fragilisées le rapport d’amicalité qu’avait la CNT avec la population. Un lien pourtant de date, que le mouvement libertaire espagnol a mis du temps à construire. La propagande de la dictature n’arrangea pas la popularité de la CNT et de ses quelques rescapé·es.
Aujourd’hui, cet épisode de l’histoire est mis de côté par l’éducation espagnole, parfois simplement résumé par une confrontation entre bolchéviques (à la solde de Moscou) et franquistes. De quoi alimenter le négationnisme, le confusionnisme et donc le nouveau fascisme espagnol.
Notes et références
1) La mojada était une mesure agraire propre à la localité, qui équivalait à 49 dam², ici 250 mojada = 49*250 = 12 250 dam² = 122.5 hectares.
2) La CNT dans la révolution espagnole (1952) de José Peirats.
3) Certains militants soviétiques haut placés du POUM ou de l’UGT aident aux sabotages de leur propre milice en coupant ou retardant les communications stratégiques, les ravitaillements et les renforts. A la fin de la guerre, les « rouges » (partisans républicains et soviétiques) et les « noirs » (CNT-FAI) finissent par s’entretuer à Madrid, tandis que les dernières milices rebelles partent combattre les « blancs » (nationalistes) à l’Ouest.
4) Pour sa collaboration avec les forces républicaines et socialistes.