Le sens du désir révolutionnaire
par Gecko
Octobre 2020
On gère la dette comme on gère l’écologie, petites actions et grandes attentes. Il faut serrer la ceinture, réduire le déficit, attendre, attendre encore, recycler, ré-utiliser, ne plus faire de projet et attendre toujours. Il ne faut pas s’arrêter au « qu’est-ce qu’on attend » mais exiger une réponse, s’il y a attente c’est qu’il y a espoir d’un « retour à la normale », mais laquelle ?
L’écologie sociale de Bookchin a ceci de cent fois plus sexy que l’écologie profonde. Il ne dit pas qu’on va se couper du monde, arrêter de consommer, vivre en ascète, il offre des robots, des collectivités autogérées, du bonheur en barre : des machines compatibles avec l’écologie ! Elles réduisent votre temps de travail et vous débarrassent des tâches ingrates[1]. Et puis venez, on va rediscuter de cette histoire de salariat, est-ce que ça vaut vraiment le coup ? Voulez vous réellement savoir où mène la logique de la privation, des petites restrictions, de l’individualisation ? À de l’anti-natalisme de la demi-mesure : économisez 6500 voyages en avions, ne faites pas de gosses[2]. Allez jusqu’au bout, ne faites que des parents ! [3]
Bookchin dit : Décentralisez tout ! Réorganisation ! Grand projet ! Grandes espérances ! Ne venez pas nous parler de norme, de restriction, de contrainte, de domination de classe, la norme est déjà un projet normatif, on la subit, elle nous intègre, on joue dans ce jeu qui change les règles selon ses joueurs·ses. Le capitalisme est axiomatique s’écrient alors les szhizonéticiens ! Il contrôle la limite, adapte les règles. Ou plutôt faut-il dire que ce dépassement permanent est partie intégrante de son fonctionnement. Une part substantielle d’entre nous a accès à son offre, aux postes de commande on nous demande : et toi, que désires tu ? Selon vous, qu’est-ce qui a fait gagner Thatcher, Reagan et consort ?[4] Les travailleur·ses étaient pourtant prévenus des risques de chômage et de misère, mais à ça, d’autres promettaient des alternatives, du changement, du nouveau, un projet ! Des grands buildings, des vaisseaux spatiaux, de la connexion internet.
Ce que je veux dans l’immédiat, c’est jouer aux jeux vidéos, voir des films, des séries, lire des livres, voyager, visiter… ce qu’on m’a appris à faire ? Ce dont on m’a donné les moyens de faire ! De la liberté réelle pour mon petit cas particulier au détriment d’autres habitants de pays au passé volé me direz vous. C’est là que réside l’aspect révolutionnaire « positif » du capitalisme et c’est à sa pointe, chez nous, que naissent les nouvelles possibles qui justifient cette configurations. Iels veulent quoi les nouvelles générations ? Baiser sans craindre les viols ? Pouvoir dire oui ou non. Choisir : oui aujourd’hui, non demain, oui maintenant, non tout à l’heure, faire des projets sans heurter de plafond de verre. C’est pour ça que le féminisme et l’antiracisme peuvent se projeter là où l’anarchisme est moribond. Qui nous l’a appris ? Uber, Tinder, Amazon, MacDo ! Tu veux un produit. Oui ? Non ? Clique sur « non », reviens sur ton choix à tout moment, tu zappes, ne subis plus l’attente, la paperasse des renvois, essayes, early access, engages toi, testes par toi-même. Qu’allez vous exiger de nous ? Revenir, sacrifier, sanctifier, renoncer. Mais vous êtes perdu, même pour une réaction ça ne ressemble guère qu’à une marotte égotiste frustrée.
« En tant que créatures désirantes, nous sommes nous-mêmes ce qui perturbe cet équilibre organique »[5]. Le capitalisme repousse sans cesse la limite mais ne peux assouvir le manque, il se limite à drainer l’énergie de nos pulsions morbides. C’est à nous de le réaliser et de pousser plus loin la Fuite : « des virus hackant l’Intelligence Artificielle qu’est le Capitalisme de Marché – avant de rompre vers l’en-Dehors [laissant] ses changements indélébiles et reproductibles dans l’ADN du système »[6]. Inventez de nouvelles architectures, genres, cosmisme, futurisme, neurodiversité partout, prolifération des normativités !
Que vaut un retour à la solution étrangement fascisante de Samir Amin[7], on ralentit, on coupe les ponts, autarcie, abandon. Non, ce que nous voulons c’est de l’autonomie, toujours plus de liberté, de possibles étendus, les gens sont individualistes – dépassant de loin les définitions restrictives de la Critique pérenne – iels ont besoin des autres, iels ont conscience des fractures, iels mesurent leur participation et rationalisent leurs investissements, c’est un invididualisme éclairé, pas un individualisme de salon, éternel épouvantail des sophocrates érudits. Et « maintenant que le long spectre sénile de la plus grande reterritorialisation imaginable du processus planétaire se dissipe à l’horizon, l'élan cyberrévolutionnaire coupe les dernières chaînes le liant au passé »[8]. Accélérez, vous n’avez encore rien vu !
Notes et références
1) Voir à ce sujet Murray Bookchin. Post-Scarcity Anarchism (1971).
2) « That’s the equivalent to six and a half thousand flights to paris utopia », réplique donnée par un personnage de la série Utopia (2014) au début du sixième épisode de la saison 2.
3) Voir les propositions de Donna Haraway dans Vivre avec le trouble (2020)
4) Voir « « Réalisme capitaliste » ou mode de domination de l’idéologie néolibérale », entretien de Mark Fisher avec Richard Capes, Inprecor, 651/652, mai-juin 2018, p. 15-23.
5) « Post Capitalist Desire (Mark Fisher) - Traduction en français », Gecko : https://eanl.purpleblack.org/articles/postcapitalist_desire_traduction/
6) Black Cat. « The Anarcho-Accelerationist Primer », 2019, traduction par Rosenklippe : https://nidieunicesarnitribunfrancais.wordpress.com/2020/09/01/traduction-introduction-a-lanarchisme-accelerationiste-black-cat/
7) Gilles Deleuze, Felix Guattari, L’Anti-OEdipe, Les Éditions de Minuit, Paris, 1972, p. 285.
8) Nick Land, « Machinic Desire », 2011, traduction par Gecko : https://eanl.purpleblack.org/articles/machinic_desire_traduction/