Bilan critique de l’Espagne libertaire - Partie I
par Crabouibouif
Octobre 2020
Ce bilan critique s’inspire essentiellement du livre La CNT dans la révolution espagnole (1952) de José Peirats, ancien membre de la CNT, et du travail de Bartholomé Bennessar dans La Guerre d’Espagne et ses lendemains (2006). L’objet de cette étude est de synthétiser les points cruciaux de la révolution libertaire espagnole et d’en tirer des idées nouvelles pour nourrir notre réflexion.
Contexte
Au XXè siècle, le mouvement libertaire espagnol installa une véritable alternative politique, sociale et économique. À travers la Confédération Nationale du Travail (CNT) et la Fédération Anarchiste Ibérique (FAI), les socialistes radicaux antiétatistes ont joué un rôle décisif dans la Guerre Civile Espagnole, allant jusqu’à former des communes indépendantes à l’Est de l’Espagne, tout en trouvant un soutien puissant chez les populations paysannes et ouvrières.
Pour commencer, en 1880 deux stratégies politiques s’opposent : l’illégalisme (Andalousie) et l’organisme (Catalogne).
José Llunas à la tête de ce dernier mouvement déclare alors :
« C’est avec les armes de la raison et de l’intelligence, en nous instruisant et en nous cultivant – en un mot, au moyen de la révolution scientifique et pas par des émeutes et des rébellions –, que nous chercherons à réaliser nos idéaux »
Certain·nes leadeur·euses organistes tentent de minimiser ces actions mais de nombreux meurtres et attentats sont commis par les militant·es anarchistes. En 1902, des grèves de solidarité envers les métallurgistes sont lancés par les libertaires. Les mouvements sociaux anarchistes, de plus en plus déterminés et influents, sont réprimés dès 1908 à travers la « loi de répression de l’anarchisme » promulguée par le ministre de l’intérieur d’alors, Juan de la Cierva.
La CNT est créée entre 1909-1910, le mouvement rallié à l’anarcho-syndicalisme est lui aussi réprimé : il n’agit qu’à partir de 1914 et s’implante véritablement en Catalogne en 1918 où un congrès prend place dans la ville de Barcelone. Il en ressort des mesures telles que l’adoption de l’action directe comme moyen d’action et la mise en œuvre de la stratégie du « syndicat unique ». Elles évoquent le passé du mouvement et témoignent de la capacité qu’a alors la CNT de rassembler et d’organiser les militant·es illégalistes et organistes.
A partir de 1918 le mouvement est en plein essor et il est ainsi possible de proclamer et de pratiquer de telles décisions au niveau national. D’un côté, la pratique du « syndicat unique » permet aux travailleur·euses libertaires de prendre en main de nombreuses usines et moyens de production. De l’autre, l’action directe, qui englobe toutes les actions de contestation et d’entraide, permet à tous les militant·es non-travailleur·euses d’agir. Évidemment, ces pratiques avaient déjà cours sur le terrain, le congrès n’a fait que les reconnaître et les amplifier en contribuant à favoriser la coopération entre les niveaux local et national.
Les effectifs du mouvement libertaire en 1918 sont incroyablement supérieurs aux chiffres de 1876.
Entre 1876 et 1877, alors que le mouvement libertaire est représenté par « Solidaridad Obrera » (Solidarité ouvrière), il compte plus de 700 000 adhérent·es/militant·es. Le congrès de l’époque rassemble quelques milliers de militant·es (alors même que toutes les régions n’y sont pas représentées). La ligne idéologique sortante reste le communisme anarchiste. Le sabotage intelligent est mis en avant, mais la fusion avec l’UGT est déclinée en raison de divergences idéologiques trop profondes, tandis que l’Internationale Communiste est rejointe en raison de son aspect révolutionnaire.
Malheureusement la CNT fait face à partir de 1920 au pistolerisme et se retrouve isolée, ne trouvant pas d’aide auprès de l’UGT. De 1919 à 1923 de nombreux membres sont exécutés après le Putsch de Rivera par la main du « terrorisme blanc » qui prétend contrecarrer le « terrorisme syndical ».
La CNT se fait discrète jusqu’en 1927 où elle participe à la création de la FAI. En 1933 est lancée une Grève électorale : « Face aux urnes, la révolution sociales ». Les statuts de la CNT déclarent : « Si la défaite de la gauche entraînait le triomphe des forces de droite, elles déclencheraient la révolution sociales ». La droite obtient la majorité et simultanément des comités révolutionnaires sont créés dans les villages et villes d’Aragon et de la Rioja. Ce soulèvement est réprimé, et on décompte 87 morts et plus de 700 condamnations au bagne.
Isaac Puente, insurgé, écrit en prison :
« Tout le ferment anarchiste de la Confédération, sa partie vitale et active, fut mis en œuvre pour déclencher l’action révolutionnaire et y entraîner la partie en retrait et passive de la CNT, qui ne se mobilisa que dans certains villages. Le peuple qui souffre, freiné par la peur héréditaire et une éducation conformiste, ne se laissa pas non plus emporter par l’enthousiasme révolutionnaire qui aimait les « guides », ceux qui interprètent, avec leur impatience et leur foi, l’élan rénovateur de la société. »
Cette révolte n’est pas une défaite, elle montre aux sceptiques que la révolution est possible aux côté de la CNT et de ses militant·es.
La fatalité de la « révolution » s’inscrit dans le milieu militant de la FAI. Alors que la CNT s’implante dans les industries du pays, des journaux Libertaires circule dans la population : Le mouvement libertaire espagnol se renforce en prévision de la montée des forces réactionnaires, toujours plus virulentes. Les années 1933-1936 connaissent des crises politiques et sociales qui poussent les populations à prendre parti politiquement.
On peut supposer que la CNT n’aurait jamais eu autant de soutiens et de membres si la situation de la population espagnole avait été moins défavorable.
Le 18 juillet 1936, toute l’Espagne est sous tension, le gouvernement républicain fait face aux menaces de putsch de Franco et la CNT se prépare à la révolution. Le 19, les forces de droite tentent de faire tomber Madrid, bastion républicain, la partie ouest du pays est prise par l’armée franquiste, tandis que l’Est tombe aux mains de la CNT. Barcelone est la première ville à être libérée, les fascistes sont écrasés par les milices révolutionnaires s’improvisant aux canons, aux grenades, prenant possession des casernes de la ville, après de longs combats urbains et plusieurs redditions chez les forces armées.
Si bien que la ville est complètement sous le contrôle des milices antifascistes au 20 juillet.
Mais la situation n’est pas aussi favorable dans le pays, comme à Madrid où les miliciens de la CNT sont isolés et privés de moyens d’action, la ville est assiégée par l’armée et bombardée par l’artillerie fasciste.
Le 24 juillet, 10 000 volontaires antifascistes Barcelonais marchent vers Saragosse, guidés par Buenaventura Durruti.
Le 28 juillet, le retour au travail est décrété à Barcelone par la Fédération locale.
De nombreuses actions s’ensuivent : réquisition des habitats abandonnés, baisse de loyers de 25% (décret du gouvernement républicain), mise en place de sections au sein des entreprises qui élisent des comités locaux (par entreprise) pour prendre en charge le matériel de service nécessaire aux travailleur·ses.
Ces comités se chargent aussi des titres et dépôts bancaires de leur entreprise. Des dynamiques nouvelles naissent : suppressions des salaires élevés et du personnel inutile, une revalorisation du salaire accompagnée d’une régulation horaire de travail, mise en place de nouveaux services et d’assurances sociales pour les habitant·es.
Si nous pouvions simplifier le déroulement de ces évènements :
• Pratique de l’illégalisme par certains anarchistes (action directe).
• Entre 1902 et 1908 le mouvement est réprimé du fait de sa forme insurrectionnelle.
• La CNT (libertaires syndicalistes) est construite à partir de 1909.
• En 1918, la CNT rejoint l’internationale communiste et adopte le sabotage intelligent et la pratique du syndicat unique.
• De 1920 à 1927 le mouvement anarchiste est réprimé.
• En 1933 la CNT lance une grève générale et s’implante dans de nombreux villages alors que la droite gagne les élections renforçant ainsi sa base militante.
• En 1936 la CNT mène une résistance antifasciste de grande envergure grâce à son implantation dans l’Est du pays.
Nous allons maintenant étudier la situation économique des principales régions sous contrôle antifasciste. Ensuite, nous évoquerons l’aspect politique.
Situation économique
Industrie et socialisation.
Au début de la campagne de collectivisation, dans le secteur du transport on compte 3000 travailleurs de tramways, 378 aux métros et 700 aux autobus dans la province de Catalogne. Chiffres qui augmentent après la mise en place de la semaine de 40 heures. Tous offrent à la population des moyens de transports assez rapidement et sans problèmes malgré le contexte. L’entreprise de service rassemble les trois moyens de transport et se divise en trois comités ouvriers se coordonnant entre eux pour poursuivre la reconstruction sociale de la province. Précédemment en grève, ce secteur sous contrôle ouvrier provoque aussi le licenciement de hauts fonctionnaires « briseurs de grèves ».
Il faut noter que ces prises de pouvoir des moyens de production par les ouvrier·es, ou collectivisations, sont pour une grande partie impulsées par la CNT, sauf exception pour les ports et entreprises nautiques où l’UGT devance sur la collectivisation (à Barcelone).
Cette implantation diversifiée et numérique permet à la CNT d’avoir une base de reconnaissance au sein de la classe ouvrière tout en lui permettant de s’organiser par elle-même. L’anarcho-syndicalisme est d’autant plus présent au sein des masses que le syndicat est perçu comme le dernier rempart entre la bourgeoisie et le prolétariat.
En Catalogne, on note aussi de multiples mesures : journée de 6 heures, égalité entre patrons, travailleur·euses et ouvrier·es dans les entreprises collectivisées, accès aux comités paysans autorisé pour les petits propriétaires sans collectivisation de leurs terres, construction de nouveaux bâtiments consacrés à l’alimentaire pour faire face aux difficultés de rendement des boulangeries (du fait du salaire minimum élevé), rénovation de plusieurs infrastructure, communiqués ouvriers dans la presse, etc.
L’ensemble des organes de production de Barcelone est en état de marche, de nombreuses initiatives sont initiées pour satisfaire au besoin des habitant·es.
Cette prise de pouvoir ouvrier et paysan est aussi accompagnée dans l’Est du pays, alors que les milices antifascistes du Levant finissent de mater les insurgés, Ainsi de nombreux villages suivent une démarche révolutionnaire aux passages des milices, constituant les leurs par l’action des combattant·es mais aussi des collectivités et des comités. Certains, sous contrôle des habitant·es, gèrent le système monétaire local : maintien de la monnaie officiel et/ou monnaie imprimée.
Au niveau du salaire ou des subventions aux travailleur·euses, on note un sexisme latent, où les normes salariales inscrivent même le titre de chef de famille.
A Valence, la CNT est en charge de 129 usines ou ateliers textiles. Elle est prééminente en Catalogne où plus de 170 000 des 230 000 travailleur·euses proviennent de la confédération, et où est organisé un système centralisé de planification. Bennessar note ainsi une baisse de production sur les années de collectivisation de ce secteur, non pas du fait de la productivité mais de la matière première (provenant de territoires sous contrôle nationaliste), la vente et la baisse du cours de la peseta.
On ne parle pas ici d’une révolution anarchiste mais plutôt du soulèvement d’un peuple méprisé par la caste politique. Guidé par divers révolutionnaires pour répondre au coup d’État de la droite conservatrice beaucoup plus unie face aux « bolchéviks ». La coopération au sein des villes, entre les socialistes réformistes, stalinistes et anarchistes complexifie la situation. Cette concurrence idéologique mène la CNT à troquer son apolitisme révolutionnaire et anarchiste pour un apolitisme « de gauche antifasciste », assurant ainsi sa place dans le théâtre de la gauche espagnole.
Ainsi les résultats des collectivisations industrielles restent mitigées – à l’exception du domaine agricole en Aragon – et ne sont pas forcément dus aux libertaires, mais plutôt aux conditions du soulèvement. Les situations sont diverses et particulières dans chaque village, région et province.
La constitution de comité d’ouvriers reste une chose essentielle qu’il serait possible de reproduire aujourd’hui, cela leur permet de gérer d’eux·elles-même l’entreprise. Certaines choses peuvent et doivent être imposées : les services de premières nécessités (chauffages, cantines …), salles de repos, organisations d’activités externes etc. La CNT veut donner de l’importance au travail, lui donner une nouvelle face, supprimer l’ancien système pour insuffler une raison à la révolution au sein de la population.
Néanmoins il est aussi important de noter que ces pratiques sociales ne sont pas réservées à l’idéologie anarcho-syndicaliste (les anarchistes espagnoles étant aussi majoritairement influencés par le collectivisme). Le mutuellisme apporte aussi des solutions à l’établissement d’instances d’entraide.
À suivre